Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/336

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ne veux plus vivre pour toi, vis au moins pour ceux qui auront besoin de savoir comment dompter la souffrance et retremper leur courage dans le malheur même, pour ceux qui auront besoin de savoir que la vie doit être un exemple et une leçon, non une possession, un métier.

Oublie-toi, si tu le veux, mais songe à l’humanité. Songe que depuis que tu as reçu le jour, tu as vécu sans cesse parmi les hommes, et qu’ils ont besoin tous de se fortifier entre eux, s’ils veulent pouvoir vivre. Dieu a voulu que nous ayons une intelligence et des sentiments pour comprendre nos maux et pour en souffrir ; mais l’intelligence et le sentiment nous crient d’accord de ne pas nous borner seulement à nous-mêmes. Sache bien ceci : personne n’est heureux, et cependant tout le monde aime la vie ; elle a donc certaines jouissances qui l’emportent sur tous les maux possibles.

Quel est l’homme qui n’a pas eu dans le cours de sa vie une pensée dominante, un but suprême auxquels il a sacrifié tout ce qui pouvait lui assurer une vie tranquille et heureuse, auxquels il a consacré toutes ses inclinations, toutes ses énergies, toutes ses facultés ? Et, que serait aujourd’hui l’humanité si chacun de ces hommes se fut donné la mort pour n’avoir pas réussi ? Non, non ; l’homme en naissant était fait pour la lutte, car tout lui montrait un obstacle. Luttes dans son cœur, luttes dans sa pensée, luttes pour l’accomplissement du moindre de ses vœux. Dans son cœur était le foyer de l’amour ; mais dans son cerveau était le foyer de son immortelle grandeur. Dans son cerveau était le remède à toutes les passions, à tous les maux ; car l’homme, par la pensée, devait s’élever au-dessus de toutes les