Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/415

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soi et à ceux qu’on a sous le regard. L’homme qui vit enfermé dans cette région presque sans issue, comme sans air libre et sans les vastes aspects auxquels sont habitués tous les enfants de l’Amérique, finit par s’y croire absolument isolé du reste du monde et par borner son idée comme son regard au cercle qui l’entoure.

Pendant que j’observe, que je raisonne, que je questionne et que je scrute, Rossus a fini par réduire son allure au pas d’une grenouille parmi les cailloux ; Néron est arrivé à l’apogée de l’humiliation ; pas encore d’avoine, et nous avons fait plus de quatre lieues ! La paroisse voisine de Chicoutimi, le Grand-Brulé, est franchie, et, à cinq lieues plus loin, nous avons la perspective d’une autre paroisse, tout aussi brûlée, aussi ensablée, aussi montueuse, aussi mélancoliquement boisée, dont le nom indigène, Caskouïa, a été converti en celui moins harmonieux et beaucoup plus barbare de Saint-Cyriac. Comment se rendre jusque-là sans offrir à Rossus au moins un simulacre de céréales ? Il est cinq heures passées, et déjà nous marchons depuis bientôt trois heures ; j’ai descendu de voiture au moins trente fois pour gravir les côtes. Horace, philosophe et stoïque, est resté immobile ; il prétend que la canicule est antipathique au mouvement ; Néron est devenu sombre et il sonde l’avenir en regardant les flancs mouillés d’écume de son Bucéphale qui a décidément abandonné le trot ; mais il veut toutefois reconnaître en termes éloquents mon abnégation et l’agilité de mes muscles : « Monsieur, dit-il, vous avez dû coucher longtemps sur des fougères, vous ; vous m’excuserais de vous parler