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CHRONIQUES

du plaisir qu’ils donnaient à tous les spectateurs, et rivalisant entre eux de pas grotesques et imprévus à chaque nouvel éclat de rire ; puis je gagnai lentement le bateau qui fumait dans l’ombre. Il était minuit.

Minuit ! c’est l’heure où tout s’achève et où tout recommence ; c’est cette heure où l’on croit pouvoir suspendre un instant sa pensée au jour qui finit, sans voir que le temps a déjà marqué les secondes au jour qui lui succède. Ce qui était espérance n’est plus que le souvenir, et il n’a fallu pour cela, quoi ? qu’une seconde ! Ô dieux ! à quoi sert-il donc de vivre ? Prenons un night-cap,[1] et couchons-nous.

Le lendemain, à six heures, nous étions à la Baie de Ha ! Ha ! qui est le terminus du voyage. C’est une grande baie monotone où il y a deux villages et d’où partent deux chemins qui vont à Chicoutimi. Si ce n’étaient son contour si pur et si correct, son encadrement à la fois sauvage et doux, et surtout la célébrité que lui a acquise sa position au terme d’un voyage, qu’il faut atteindre si l’on veut voir le Saguenay dans toute sa longueur, on ne sait pas pourquoi les visiteurs prendraient la peine de s’y rendre. Je ne connais rien de plus morne ni de plus ennuyeux ; c’est à peine si les passagers éprouvent l’envie de descendre et de se promener un quart d’heure sur la rive. Ils ont tout vu en y arrivant. Les Américains même, ces curieux universels, ne se sentent cette fois aucun besoin de connaître et ne voient pas sur quoi faire des questions. Que peut-on interroger dans une pareille solitude ? Je

  1. Night-cap, un « bonnet de nuit », c’est-à-dire le dernier verre avant de se coucher