Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/90

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qui donne une mort lente, tellement lente que les plus robustes vieillards sont ceux qui en font usage depuis plus d’un demi-siècle. Le tabac est un poison, sans doute ; mais il n’y a pas de remède qui vaille ce poison-là. Avec lui, on goutte le sommeil sans fermer les yeux et l’on trouve l’oubli qui est le bien suprême.

Qu’est-ce donc qu’oublier, si ce n’est pas mourir ?


a dit le poëte. C’est vrai : voilà pourquoi l’on enterrait les anciens guerriers sauvages avec leur calumet. Celui dont je vous parle est la chose la plus commune au monde Des érudits prodigieux assurent que ce calumet remonte à deux cents ans ; à quel signe reconnaissent-ils cela ? Non pas à l’odeur sans doute qui est aussi forte que si le tabac avait été fumé d’hier, ni à aucun signe extérieur du fourneau de la pipe qui est aussi nu qu’un poisson. Mais, pour les savants, il y a dans toutes choses un langage muet que le vulgaire ne saisit pas.

Avec le calumet on a trouvé une petite écuelle en zinc qui a l’air d’être beaucoup plus ancienne, ce qui ferait supposer qu’elle remonte au moins à cinq cents ans. Moi qui ne suis pas un érudit, je me contente d’être logique et de juger d’après les apparences. Les apparences ! Voilà la grande erreur, et cependant c’est ce qu’on cherche à sauver le plus. Je crois qu’il y a là une faute de langage. Ce n’est pas nous qui sauvons les apparences, ce sont les apparences qui nous sauvent.

Et dire que toute la société repose ainsi sur un aphorisme mal tourné !…