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VOYAGES.

Rien n’égale l’arrogance de l’esclave devenu subitement homme. Comme il ne connaît que l’éducation de la servitude, il n’a aucune conception de l’égalité et ne peut voir partout que des maîtres et des serviteurs. Devenu libre, il croit que c’est à son tour d’être maître, et, s’il le pouvait, au lieu de faire votre lit, il vous donnerait la bastonnade. Chose à remarquer, le nègre reconnaît de suite le blanc du Sud et il a pour lui un respect instinctif ; quant au blanc de l’Ouest, il lui tape sur le ventre et lui demande d’allumer son cigare au sien. C’est pourtant l’homme de l’Ouest surtout qui l’a affranchi ; mais dans ce rude et grossier personnage, le nègre voit bien plutôt un égal et oublie vite que c’est un libérateur.

Dans les trains de l’Est, le conducteur lui-même apprécie sa situation relative et comprend tous les égards qu’il doit aux passagers : dans l’Ouest, le conductor est le premier gentleman du train ; c’est le mieux mis, le plus élégant, le plus propre, et, en vérité, le plus policé. Il a l’habitude de ces longs voyages où le passager finit presqu’invariablement par une démoralisation complète et néglige les soins de sa personne ; il sait mieux se tenir en ordre et éviter les souillures de l’atmosphère, de la chaleur et de la locomotive. Pour lui les banquettes bourrelées n’ont pour ainsi dire pas de poussière, et le tuyau de l’engin pas de fumée ; il se tient à l’abri dans son petit compartiment privilégié et n’en sort que lorsque c’est absolument nécessaire. Il ne fait jamais plus de trente-six heures de suite dans les cars, et cela deux ou trois fois seulement par semaine ; il a pu ainsi facilement