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CHRONIQUES

fantaisie ou quelle préférence bizarre un mot aussi ordinaire avait-il été si aisément féminisé ? Qu’y gagnait-il, que gagnait de son côté le peuple par cette corruption inutile d’un mot à la portée de tous ?

Alors, je pensai que les langues en elles-mêmes ne sont que des instruments, qu’elles n’existent que comme l’expression de ce qu’on veut représenter, et que les mots n’ont de sens que celui qu’on y attache ; que ce nom de train, du reste rarement entendu dans le sens actuel par l’homme du peuple, ne signifiait rien à ses yeux ; qu’au contraire la traîne disait beaucoup plus et rendait bien mieux ce qu’il avait dans l’esprit ; je réfléchis en outre que les langues ne sont pas seulement l’expression des idées, mais encore l’image vivante des sentiments, des habitudes, de l’éducation, des manières de voir et de comprendre les choses, d’organiser et de passer la vie, propres à certains groupes d’hommes, qu’elles sont le fruit direct du caractère ou du tempérament, qu’elles ne sauraient être indifféremment substituées l’une à l’autre ; que le français, par exemple, ne conviendrait jamais à la nature des idées et au genre de vie d’un Anglo-saxon, et, qu’en ce sens, le mot de nationalité est d’une conception beaucoup plus étendue et plus haute que celle à laquelle on l’astreint généralement.

Je pensai que le mot propre, exact et grammatical, était réservé seulement à un petit nombre d’élus, et que le peuple avait d’autre part sa langue à lui, irrégulière, fantastique, si l’on veut, mais tout aussi raisonnée que la première ; que le mot propre était à ses yeux celui qui rendait le mieux l’idée, et qu’il n’avait malheureusement pas pour cela le choix varié d’expressions familières aux esprits cultivés. Je compris alors que le nom de traîne, venant du mot traîneau et sig-