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CHRONIQUES

Seul désormais, et pour toujours rejeté dans la nuit du cœur avec l’amertume de la félicité rêvée et perdue, je ne veux, ni ne désire, ni n’attends plus rien, si ce n’est le repos que la mort seule donne. Le trouverai-je ? Peut-être ; parce que, déjà, j’ai la quiétude de l’accablement, la tranquillité de l’impuissance reconnue contre laquelle on ne peut se débattre. Mon âme n’est plus qu’un désert sans écho où le vent seul du désespoir souffle, sans même y réveiller une plainte.

Et de quoi me plaindrais-je ? Quel cri la douleur peut-elle encore m’arracher ? Oh ! si je pouvais pleurer seulement un jour, ce serait un jour de bonheur et de joie. Les larmes sont une consolation et la douleur qui s’épanche se soulage. Mais la mienne n’a pas de cours ; j’ai en moi une fontaine amère et n’en puis exprimer une goutte, je garde mon supplice pour le nourrir, je vis avec un poison dans le cœur, un mal que je ne puis nommer, et je n’ai plus une larme pour l’adoucir, pas même celle d’un ami pour m’en consoler.

Maintenant tout est fini pour moi ; j’ai épuisé la somme de volonté et d’espérance que le ciel m’avait donnée. Ôtez au soleil sa lumière, au ciel ses astres, que restera-t-il ? L’immensité dans la nuit ; voilà le désespoir. Mes souvenirs ressemblent à ces fleurs flétries qu’aucune rosée ne peut plus rafraîchir, à ces tiges nues dont le vent a arraché les feuilles. Je dis adieu au soleil de mes jeunes années comme on salue au réveil les songes brillants qui s’enfuient. Chaque matin de ma vie a vu s’évanouir un rêve, et maintenant je me demande si j’ai vécu. Je compte les années qui ont fui : elles m’apparaissent comme des songes brisés qu’on cherche en vain à ressaisir, comme la vague jetée sur l’écueil rend au loin un son déchiré, longtemps après être retombée dans le sombre océan.