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VOYAGES.

de force le cours de tout ce qu’on a souffert : mais retourner, moi, encore tout brisé, tout endolori, la plume à la main, pour le raconter à des lecteurs qui ne s’en doutent même pas, vers ce rêve fougueux où pendant six semaines j’ai passé par tous les chagrins, tous les déchirements, toutes les angoisses, c’est trop me demander, c’est trop attendre de moi ! Vous voulez que sur toutes les plaies vives je passe lentement le couteau et que je détache une à une chaque fibre saignante pour la montrer à des regards surpris ! Vous voulez que je fouille parmi tant d’odieux souvenirs dont chacun est une blessure, eh bien ! soit, je vais vous le raconter, cet atroce et funeste voyage ; de même que je l’ai fait pour accomplir une promesse, de même je vais le redire parce que vous l’avez espéré de moi. Maintenant, taillez et prenez ; voici mon cœur, voici mon sang, ce sang qui est tombé goutte à goutte sur la longue et interminable route qui traverse tout un continent ; je vais en suivre la trace mêlée de tant de larmes…… Oh ! mes amis, ce n’est pas une chronique que je puis vous offrir ; mon esprit ne se prête plus, hélas ! à ces fantaisies badines, et mon imagination a perdu le souffle de ses inspirations joyeuses. Et où trouverais-je, du reste, à rire une seule heure dans le récit d’un voyage rempli d’inquiétudes mortelles, d’humiliations, d’abattements sinistres, et parfois de pressentiments où l’image de la mort revenait sans relâche comme pour m’avertir que je n’en verrais pas le terme ?

Pourquoi avais-je quitté mon pays, ma famille, mes nombreux amis, tant d’affections qui m’entouraient et qui m’étaient nécessaires ? Pourquoi avais-je rompu tous les liens qui, en me rattachant à une existence désolée, en faisaient encore la consolation et la ranimaient par quelques