Page:Buies - La lanterne, 1884.djvu/232

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
232

On peut me salir avec des crachats, mais on ne m’entamera point.

Je n’ai pas un regard pour ceux qui rampent, mais je regarde avec une pitié, avec une tendresse amère, ce pauvre peuple qui n’a rien fait pour être victime, et qui passe sa vie à nourrir et à payer ses tourmenteurs.

Il ne s’agit plus seulement de donner la dîme, il faut encore que la misère du peuple serve au luxe, à la convoitise effrénée de ses maîtres.

Qu’apprends-je ? L’évêque de Rimouski vient d’imposer un dollar par tête à toutes les personnes de son diocèse qui n’ont pas de terres, sous prétexte qu’étant exemptes de la dîme, elles sont tenues de payer autrement pour l’entretien et les appétits de leur pasteur. Celles qui ne payent pas ne peuvent recevoir l’absolution.

Voilà la religion qui résiste à tout dans les âmes, et le peuple ne se lasse point de payer pour être exploité.

Devant cet abîme effrayant d’ignorance et de perdition, on croira que je puisse m’arrêter au spectacle des splendeurs de la nature ?

Quoi ? la plus belle chose sortie des mains de Dieu, n’est-ce pas l’homme ? Et quand je vois à mes pieds tout un peuple avili, foulé par d’indignes charlatans, courbé sous un joug d’autant plus terrible qu’il l’ignore, quand ce peuple a la même patrie que la mienne, je le laisserai sans défense aux griffes de ses oppresseurs, me contentant de contempler les hautes montagnes que les nues enveloppent et de promener mes rêves avec les murmures des vieilles forêts ?

Non, non, tout homme a une mission à remplir envers les autres hommes, et il est coupable du jour où il l’oublie pour s’adonner aux pures jouissances de l’âme, aux extases stériles de la pensée.

Le curé de Saint-Laurent disait dernièrement en chaire à ses ouailles charmées :

« Très chers frères, il y en a beaucoup parmi vous qui n’ont pas encore payé leur dîme ; hâtez-vous de le faire, car l’avoine est chère de ce temps-ci et il faut que j’en profite. »

Voilà qui s’appelle parler.

Rien n’est monotone comme les sentiers battus.

Un autre curé aurait dit : « Chers frères, il faut penser à votre salut, et comment le ferez-vous, votre salut, si vous ne payez pas votre dîme au pasteur chargé de conduire vos âmes ? Celui qui donne n’est-il pas béni ? C’est Dieu lui-même qui l’assure : « il verra les épis charger sa terre de leurs lourds trésors, et ses greniers plier sous le poids de ses riches moissons. »

Chers frères, sanctifiez-vous, sanctifiez-vous en m’apportant de l’avoine. »