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endormi sa sœur avec du chloroforme, avait commis sur elle cet outrage que ma pudeur m’empêche de nommer.

On ne rencontrait plus un ami sans lui dire : « Eh bien ! Comment trouvez-vous le jeune homme ? N’est-ce pas qu’il a bien fait ? »

Quand mon tour vint d’entendre cette question, je partis d’un éclat de rire tel qu’il dût faire tressaillir les mânes de l’antique Virginie.

Ce qui me surpasse, c’est que tous les journaux aient reproduit à l’envi ce canard, et l’aient accompagné de commentaires très sérieux, comme si l’illusion publique n’avait pas de bornes.

Qu’un jeune homme, en Canada, tue un officier anglais qui a déshonoré sa sœur, c’est tout simplement incroyable.

Aussi, je nie à priori que le fait soit arrivé.

Il est tout à fait absurde d’imaginer qu’il se trouve dans la vile race des colons un jeune homme qui ne soit très flatté de ce qu’un officier anglais ait fait à sa sœur l’honneur de la séduire.

Quoi ! lorsqu’on voit des pères qui ont des dotes à donner à leurs filles ne juger dignes d’elles que ces traîneurs de sabre au gosier en entonnoir, et penser ne pouvoir trop acheter de leur fortune cette insigne distinction ; lorsqu’on voit des mères, et Dieu sait quel en est le nombre, courir désespérément à l’épaulette, la montrer à leurs filles en extase, trouver leur salon vide tant qu’elles n’y auront pas entendu les Oh, ouah, yaës, çuurtainly, blàà, blàouàà, blààsted, country ; lorsqu’on voit les jeunes filles, complètement affolées, perdues d’avance si elles sont aussi inintelligentes qu’aveugles, provoquer elles-mêmes par leurs ridicules démonstrations, leur avide coquetterie, leurs avances qu’aucune pudeur ne déguise, les officiers à se permettre avec elles toutes les licences qu’il leur plaira, on est en droit de nier tout d’abord qu’il existe dans notre société déchue un frère qui voie dans un officier anglais un homme comme un autre, lorsqu’il s’agit de l’honneur de sa sœur.

Je connais dans Montréal quantité de jeunes filles, parvenues du billion, aussi sottes qu’enrichies, qui ne conçoivent pas un homme sans éperons, sans képi doré et sans épaulettes.

Si vous leur êtes présenté, elles vous regardent curieusement ou ne vous regardent pas du tout, et si vous leur faites un salut en les rencontrant, ô disgrâce ! autant vaudrait envoyer des baisers à un perroquet empaillé.

Avec cela vous êtes colon, fille de colon. Quoi de plus inférieur !

Est-ce que les lionceaux britanniques s’occupent de ce que vous ayez de l’honneur ou non ?