Page:Buies - La lanterne, 1884.djvu/31

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Ainsi, lors de mon installation au Pays, vous m’avez accablé de compliments, mêlés de sottes injures, il est vrai ; mais dans mon petit amour-propre, je n’ai fait attention qu’aux compliments, comme s’ils pouvaient avoir quelque valeur.

Aujourd’hui, vous dites que la Lanterne est rédigée sans talent, sans esprit, sans style…, etc…

Voyez un peu la différence. Moi, je ne vous ai jamais pris que pour des imbéciles, je vous prends encore pour tels, je vous le répète, et je mourrai avec cette conviction.

Je suis un misérable, un scélérat, c’est entendu, c’est admis de tout le monde, ça été dit vingt mille fois, je ne le conteste pas.

Mais, pour comble à mon déshonneur, il faut que le Nouveau-Monde me traîne dans ses colonnes.

Vous voulez sans doute, en mettant sans cesse ma personne en avant, sans discuter mon œuvre, m’entraîner dans la lutte oiseuse et triviale des personnalités.

Non, messieurs. Vous pouvez vous occuper de moi, vous avez vos raisons. Mais je ne saurais, de mon côté, m’occuper de vos piètres personnes.

Je vous combats parce que vous représentez un fait, à défaut d’une idée, parce que vous êtes l’image d’un parti, formé d’ombres, il est vrai, mais existant et saisissable.

Quant à vos individualités, je ne les aperçois même point.

Vous m’avez déclaré la guerre, je vous attendais.

Au premier coup que vous avez porté, tout le monde vous a reconnus ; ce premier coup était une lâcheté.

Vous avez effrayé un honnête homme, un brave libraire qui croyait dépendre de vous, et il n’a plus osé vendre la Lanterne.

C’est là le coup : mais le contre-coup, le voici. Pour un dépôt qui m’est enlevé, j’en aurai dix.

Vous avez cru empêcher la vente, elle va être triplée. Constatez vous-mêmes, vous qui croyez tenir tout dans cette ville enchaînée. On vous échappe ; la réaction du progrès se prépare, fermente, et vous ne la voyez pas !

Vous vous êtes dit que je serais écrasé. Beaucoup ont jeté un regard sur moi qu’ils croyaient seul devant la noire puissance.

Mais j’avais avec moi la jeunesse, cette jeunesse qui depuis dix ans est muette, enserrée, bâillonnée. J’ai remué ses entrailles et fait vibrer son cœur.

Vous croyez la tenir et elle me crie : « En avant, » et ses chaudes poignées de main me disent qu’elle aspire à la liberté, si elle n’est pas encore prête à combattre pour elle.