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des échafauds, ne sont, entre les mains de ce pouvoir et des politiciens qu’il façonne à son gré, qu’un moyen d’intrigues et de basses convoitises. Vous frémiriez d’apprendre que ce mot de nationalité, qui renferme toute l’existence d’une race d’hommes, n’est pour eux qu’un hochet avec lequel ils amusent le peuple pour le mieux tromper.

« Ainsi, c’est ce que le peuple a de plus glorieux et de plus cher que l’on prend pour le pervertir ; ce sont ses plus beaux sentiments que l’on dénature, que l’on arme contre lui-même ; on l’abaisse avec ce qu’il y a de plus élevé, on le dégrade avec ce qu’il y a de plus noble dans ses souvenirs. Vous voulez conserver la nationalité ? eh bien ! rendez la digne de l’être. Vous voulez continuer d’être français ? eh bien ! élevez-vous par l’éducation, par l’indépendance de l’esprit, par l’amour du progrès, au niveau de la race anglaise qui vous enveloppe de tous côtés ; enseignez aux enfants l’indépendance du caractère et non la soumission aveugle, faites des hommes qui sachent porter haut et ferme le nom et la gloire de la France ; faites des hommes, vous dis-je, et ne faites pas des mannequins.

« Mais il va y avoir une réaction… et cela peut-être avant longtemps, continua M. d’Estremont avec un accent d’une énergie croissante, et comme si son regard perçait de sombres profondeurs de l’avenir, il y aura une réaction terrible. On ne peut pas éternellement avilir un peuple ; le despotisme clérical se tuera par ses propres abus, et alors, on verra ce qu’on a vu partout, l’impiété surgir à côté du fanatisme religieux, et la religion elle-même tournée en brocantage et livrée à l’exploitation d’esprits vils ou d’audacieux ignorants. »

Le mot de cet énigme redoutable était donc enfin lâché. Je compris tout, et je pensai à la France de Charles IV, de Louis XIV, à l’Espagne de Philippe V, au Mexique de nos jours, à la pauvre Irlande, à toute cette chaîne lugubre de calamités humaines enfantées par l’ignorance et le fanatisme.

M. d’Estremont était devenu tout à coup sombre et rêveur. Il se promenait à grands pas, la tête baissée, parfois faisant un geste d’impatience ou de dédain, parfois relevant la tête comme avec un noble orgueil de ce qu’il venait de dire. Puis soudain, par un de ces mouvements brusques de sa nature impétueuse, s’approchant vivement de moi :

— « Monsieur, me dit-il, moi qui vous parle, je suis profondément chrétien ; et c’est parce que je suis chrétien que je veux que la conscience des hommes soit respectée. Toutes ces choses que j’ose à peine vous dire chez moi, à vous qui êtes étranger, bientôt on les dira en face de tout le peuple. Oh ! il y aura des hommes ici comme ailleurs qui se feront les martyrs de leurs convictions et qui se voueront à la haine publique pour sauver leur patrie ! Je ne vivrai peut-être pas pour voir le fruit de ce généreux dévouement ; mais du moins, je veux être un de ceux qui l’auront préparé ; je veux que ma vie entière soit un holocauste au triomphe de l’avenir ! »