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— Vous n’y pensez pas, Éminence, béatifier ce rôtisseur de mécréants ! Votre paradis ne devient plus habitable. Jamais je n’oserais passer l’éternité entre ce bourreau et votre Benoît Labre, l’apôtre des mendiants. Mieux vaudrait la société de Voltaire, Diderot, d’Alembert et autres damnés de distinction.

— Rassurez-vous, dit l’Éminence, nous pourrons aller de temps en temps dans leur compartiment.

Ce mot est profond.

Le Nouveau-Monde aime bien les statues, mais à la condition qu’on ne les mette nulle part. Il n’admet qu’un seul endroit décent où l’on puisse placer celle de la reine d’Angleterre, et c’est le marché à foin, au milieu des chantiers de bois.

« Élever une statue à la reine Victoria sur la Place-d’Armes, dit-il, ce serait élever un monument au chef du protestantisme en face d’un des plus imposants édifices du culte catholique de ce pays, et dans un endroit sacré pour la population française. La Place d’Armes, en effet, fut un champ de martyrs. Si Sa Majesté est notre reine, et, comme telle, a droit à notre allégeance et à notre soumission, il est des occasions où son titre de chef de l’Église anglicane ne saurait être oublié. C’est d’une de ces occasions qu’il s’agit ici.

« C’est bien assez d’avoir défiguré la place Jacques-Cartier, encore un site historique, par la colonne de Nelson, sans que nos concitoyens d’origine et de croyance différentes fassent une demande qui blesse nos sentiments de catholiques et de premiers colons de ce pays. »

Las d’exercer son fanatisme sur les vivants, le Nouveau-Monde s’en prend aux statues.

Il aura plus de chance. Il en aura du moins autant qu’avec les statues pour lesquelles il s’imprime, c’est-à-dire qu’il réussira à créer encore plus d’étonnement que de dégoût, en dehors du petit cercle de vieilles croûtes momifiées qui le soutiennent par la force d’inertie.

Il ne s’agit pas d’élever une statue au chef du protestantisme, mais à la reine d’Angleterre.

Il n’y a plus aujourd’hui de chef du protestantisme ; c’est là une de ces expressions banales, consacrées par l’usage, qui ont perdu leur sens avec la marche des événements et des idées.

Et quand bien même la reine Victoria représenterait le chef du protestantisme, je dirais encore : Élevez cette statue, élevez-la précisément en face de la cathédrale catholique.

Nous sommes un peuple formé de toutes les races et de toutes les religions. La plus large tolérance doit régner parmi nous. La statue de la reine d’Angleterre en face de Notre Dame serait un emblème de l’harmonie si nécessaire à notre bonheur et à notre acheminement vers nos destinées communes.