Page:Buies - Le Saguenay et le bassin du Lac St-Jean, 1896.djvu/41

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d’alluvion, de terre végétale, jetées comme au hasard, en énormes amas, soulevées comme le sein même de l’océan dans la tempête, puis s’affaissant dans des ravins de cent, deux cents, trois cents pieds de profondeur, tout cela brusquement et comme simultanément, sans cause explicable, si ce n’est par un épouvantable choc dans les entrailles de la terre et par le déchaînement des éléments qui en fut la suite. Il n’est pas de voyageur qui ne se sente pris d’une sorte de frémissement, d’épouvante mystérieuse, en présence de ce sombre fleuve et de ses formidables rives, à l’heure où le crépuscule grandissant s’épanche sur elles et où le bateau à vapeur, chargé de touristes émerveillés, rendus subitement silencieux, charmés et dominés à la fois, s’avance lentement vers son embouchure, que semblent garder, avec un front menaçant, de lourdes falaises sur lesquelles viennent se briser et se perdre les dernières lueurs du jour. Chaque branche d’arbre frissonnant alors dans le vent du soir devient un sourcil qui se fronce, et dont l’ombre se projette au loin sur les flots du Saint-Laurent lui-même. Ce large manteau noir, qui descend des sommets hérissés, encore tout pleins des longs roulements du tonnerre, remplit l’âme d’une terreur que l’imagination grossit d’un cortége de visions effroyables. À la vue de cette rivière presque insondable, enserrée, étreinte entre deux torses de montagnes qui ont l’air de se défier d’un bord à l’autre d’un infranchissable abime, on se croit en face d’une dernière empreinte du chaos, d’un dernier essai, ébauche