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Page:Buies - Une évocation, conférence, 1883.djvu/2

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lisières dans lesquelles on retient les enfants qui commencent à marcher. Elle demande à cor et à cris un mouvement intellectuel qui débarrasse la route du progrès encore effroyablement encombrée, malgré les câbles transatlantiques, malgré les steamers de 6,000 tonneaux de jauge, malgré les lampes Edison, et enfin malgré l’Institut Royal d’Ottawa, cette espèce d’académie canadienne-française qui compte vingt immortels, parmi lesquels il y a cinq ou six morts-nés. » — C’est toujours Beaugrand qui parle, remarquez-le-bien, messieurs ; pour moi, je n’oserais jamais dire ces choses là. « Enfin, continua t-il, pour tout dire en un mot, la jeunesse a soif, il faut lui donner à boire, mais par petites doses au commencement, afin de ne pas l’étouffer, par conférences données tous les quinze jours. Tu administreras la troisième ; d’autres te suivront, et, de la sorte, nous arriverons à créer assez vite un centre intellectuel qui consolera les anciens de leurs beaux jours perdus et offrira aux jeunes un moyen de rassembler leurs forces, de porter en commun leurs efforts et leurs aspirations vers un avenir nouveau. » Il dit, et m’entraînant avec lui dans la nacelle, Beaugrand fit force voile vers la salle de conférences de La Patrie, et voilà comment j’apparais devant un public montréalais pour la première fois, ce soir, depuis quinze ans !… Quinze ans MM…, cela n’est pas long pour un peuple qui se recueille en préparant une revanche, mais c’est bien long pour expier ses péchés de jeunesse, de cette jeunesse qui est si courte ! Aussi, il me semble que je dois vous paraître comme un revenant, avec l’épaisse forêt blanche qui couvre ma tête, moi qui vous ai quittés en pleine floraison. Nous nous retrouvons après avoir suivi différents sentiers dans un désert sans fin, où nulle voix humaine n’a pu trouver d’écho ; mais, jadis, nous marchions ensemble, à cette époque où la jeunesse de Montréal, sérieusement et franchement libérale, avait ses clubs de discussion, ses séances publiques, ses réunions particulières dans lesquelles s’élaboraient les questions qui, le lendemain, devaient agiter les opinions de toute la presse, où, enfin, elle possédait son champ clos, son arène à elle propre, je veux dire cette institution féconde où elle donnait libre cours à ses aspirations, et où elle ne craignait pas d’aborder les plus hauts sommets, fidèle à sa devise « Altius tendimus ».

Cette institution n’est plus : elle a sombré dans le naufrage général des hommes et des choses de ce temps. Elle n’a même pas laissé d’épaves, si ce n’est quelques indomptables caractères qui ont mieux aimé l’isolement et l’abstention qu’une participation boîteuse et vacillante avec toute sorte de compromis, qui ont préféré la défiance et la terreur qu’inspireront toujours les esprits en avant de leur âge aux faciles succès obtenus par ceux qui suivent la foule au lieu de la diriger.

On vous a parlé, dans une conférence récente, de quelques hommes d’alors qui avaient brillé un jour et qui s’étaient éteints en une heure, sans laisser aucune œuvre, rien derrière eux que le sillon fugitif tracé par le météore en traversant la nuit ; laissez-moi de mon côté, pour un instant seulement, rappeler à vos souvenirs un peu confus, un peu troublés, peut-être même un peu obscurcis, la mémoire de cet Institut-Canadien si décrié, si persécuté, tellement frappé de tous les côtés à la fois qu’il en est mort, mais qui, en mourant, a laissé une tradition ineffaçable, un devoir sacré à remplir par la génération actuelle qui recueille ce qu’il a semé, et qui a encore bien des sommets à gravir si elle veut reprendre l’allure de ceux qui sont tombés pour lui frayer le chemin.

Aujourd’hui nous voyons reparaître, sous des dehors différents, des tentatives nouvelles, et nous saluons, comme une forme de résurrection, tout ce qui tend à faire revivre au milieu de nous le mouvement intellectuel, l’expansion des idées puisées à la source intarissable de l’étude et dans le sentiment indestructible du progrès. Ce sentiment peut subir bien des défaillances, de nombreux arrêts et retards, mais il ne saurait s’éteindre, parce que la marche ascensionnelle est l’essence même des sociétés modernes, semblable à ces phares à feux tournants qui semblent disparaître pendant quelques minutes, mais qui reparaissent aussitôt après, éclatants, inondant l’espace d’une lumière qui n’avait fait que se dérober, sans s’amoindrir.

La génération à laquelle j’ai l’honneur