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10 décembre 1898.
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LA VIE PARISIENNE

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[1]



IV


Il y avait, ce soir-là, « du monde à dîner ».

J’étais armée de méfiance contre ces solennités, car il ne manquait pas, à chacune, de surgir un jeune homme inconnu qui m’offrait le bras pour aller à table, et dont ma mère me disait le lendemain : « Comment as-tu trouvé M. X… ? Charmant, n’est-ce pas ? Un garçon tout à fait distingué, il a un avenir magnifique ! » Bien entendu le M. X… était quelque galopeur de dots, qui m’avait dégoûtée profondément par la platitude de ses compliments. Je formulais sur lui mon opinion en termes nets. Ma mère déclarait que j’étais une sotte prétentieuse, et pendant des jours nous ne nous parlions pas.

Je me faisais, à dix-huit ans, une très grande idée de la beauté et du sérieux du mariage. Je n’avais pas vu encore — je n’ai jamais vu depuis, — aucune réalisation de mon idéal, mais je me croyais assez de forces au cœur pour accomplir ce chef-d’œuvre, et je me cramponnais à mes rêves avec une énergie d’autant plus grande, que certaines inquiétudes venaient parfois m’avertir qu’ils pouvaient bien, après tout, n’être que des rêves.

Les choses se passèrent ce soir-là comme les autres : à sept heures et demie, le jeune homme inconnu fit son entrée de l’air de précaution discrète et souriante qu’ils avaient tous et qui les faisait se ressembler bêtement. C’était un grand diable fortement charpenté, cambré à l’excès, ayant cette façon de paraître un peu déguisé qui révèle l’officier en civil. Ma mère me le présenta immédiatement, et dans l’accent de pompeuse câlinerie qu’elle mit à prononcer : « Le lieutenant des Ermettes » il y avait pour lui des promesses infinies de dot, d’avancements d’hoirie et d’héritages.

Après avoir, d’un salut très court, répondu au salut componctueux du lieutenant, j’émigrai, sans plus attendre, vers un autre point du salon. Mais ce militaire avait de la résolution, il emboîta le pas et me suivit. Je décidai, puisque je ne pouvais échapper, de faire tête à l’ennemi : une volte brusque me planta devant lui, le regard direct, dans une attente hostile de ce qu’il avait à dire. C’était un esprit ingénieux, tout de suite il trouva quelque chose.

— Êtes-vous allée à l’hippique aujourd’hui, Mademoiselle, c’était tout à fait réussi ?

— Non, Monsieur, je ne vais jamais dans cet endroit assommant.

Certains se fussent découragés, mais le lieutenant des Ermettes n’était pas de ceux-là. Ma réponse parut l’emplir d’un héroïque désir de bien faire. Ah ! vraiment je n’étais pas allée à l’hippique ; excellente occasion de me raconter en détail comment le prix de la Coupe avait été gagné par un de ses camarades : il le raconta.

Je l’écoutais avec un petit désespoir froid : il viendrait peut-être, le jour affreux où, lasse de lutter, je finirais par abandonner ma vie à l’un de ces hommes-là, qui se connaissent en chevaux et croient être l’élite de la nation parce que, en temps de guerre, ils seraient parmi ceux qui donnent des ordres aux autres…

Une soudaine curiosité vint couper mes songeries moroses.

Ma mère, vivement levée de son fauteuil, allait vers la porte, toute la figure élargie d’un sourire, plus comblé encore

  1. Voir les numéros des 19, 26 novembre et 3 décembre 1898.