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17 décembre 1898.
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LA VIE PARISIENNE

percevait rien de leurs paroles, il eut un haussement d’épaules et, se tournant vers moi :

— Eh bien, comment vous a plu le beau Georges ?

— Énormément, je le trouve charmant ! répondis-je, l’air en bataille, car son intonation m’avait irritée.

— Alors vous allez l’épouser ?

— Cela se pourrait.

Sa figure prit une expression réjouie.

— Vous ferez bien, dit-il.

Comme tout le monde était particulier ce soir-là !

Quand Aimée rentra, elle avait le teint animé, les yeux violents, sa figure d’après les disputes. M. de Montclet avait l’air bouleversé, il faisait visiblement un gros effort pour garder du calme.

Il ne tarda guère à se retirer. Je lui tendis la main avec plus de solennité qu’il n’était indispensable, il la garda une seconde, hésitant, puis se courba pour la baiser. Lorsqu’il se redressa il avait le sang aux joues, il me regarda étrangement, avec inquiétude, presque avec douleur, puis il prit congé.

Immédiatement, avec une fébrilité toujours croissante, Aimée raconta qu’il me trouvait exquise et, pour peu qu’il me plût, mon mariage était chose faite. M. d’Arglades parut béat.

Je demandai à réfléchir un peu, à le revoir encore.

Je réfléchis, je le revis et je fus prise. J’avais perdu de vue mon grave idéal. Il y avait en cet homme un charme indéfinissable, je désirais qu’il me regardât pour subir la prise de sa volonté ; quand je lui donnais la main, il me paraissait que c’était mon être entier qu’il tenait ; sa voix me causait une émotion de caresse ; il lui suffisait de vivre pour séduire.

Quand nous fûmes officiellement fiancés, dans l’intimité des causeries que rompaient sans les gêner de perpétuelles entrées et sorties d’Aimée, je lui demandai de m’expliquer cet étrange amour qu’il avait eu pour moi avant de me connaître. Il répondit par des plaisanteries, il ne savait plus, il ne voulait parler que de son amour actuel, et il en parlait délicieusement.

J’avais parfois des inquiétudes à nous sentir si totalement différents, mais il était trop tard, il avait été trop tard tout de suite, quelque chose de trop fort me poussait vers lui et je m’abandonnais.

J’ai toujours été très choquée de la grossièreté des coutumes qui entourent le mariage, l’ostentation de la cérémonie publique, l’étalage joyeux de tout ce qui devait être intime et secret, et ces mœurs bizarres au cours des fiançailles ! Les cadeaux surtout, qui paraissent à chaque jeune fille une banalité usagère pour toutes les autres, et pour elle seule la marque d’un amour d’autant plus intense que les diamants sont plus gros et les dentelles plus hautes. Révoltante habitude qui rend, pendant quelques semaines, les vierges identiques à des courtisanes que l’on gagne par des présents !

Georges mit aux siens de telles délicatesses que je perdis de vue une fois de plus mes systèmes, pour m’attendrir, comme font toutes les autres, du soin qu’il mettait à me plaire. Aimée s’occupait avec lui de tout, et leurs tendresses rendaient chaque chose noble et belle.

Mon mariage fut le genre de solennité qu’on appelle : le mariage riche. Il y eut beaucoup de pauvres gens entassés pour me voir, et les journaux racontèrent les toilettes.

Le soir même, nous partions pour Vienne.

J’étais rompue de fatigue, la journée m’avait paru mortellement longue et triste, puis, en me quittant, Aimée avait eu une explosion de douleur qui m’avait bouleversée. J’étais tout angoissée, peureuse de l’avenir, avec une sensation d’abandon, de solitude. Georges lui-même avait été très nerveux pendant la cérémonie, et très sympathique à l’émotion d’Aimée et à la mienne. Il nous fallut une grande heure de solitude pour reprendre, moi ma confiance dans le bonheur, et lui sa gaieté.

Nous avions flâné dans son appartement, ce qui nous fit arriver en retard au train. Notre ascension dans le sleeping-car fut une bousculade. Puis il y eut des difficultés, on avait fait une erreur de places, il y avait une dame installée dans le compartiment de quatre retenu pour nous deux. Georges parlementa avec elle, pendant que j’attendais dans le couloir, les mains aux barres d’appui dans la secousse du train déjà en marche. Cela dura très longtemps ; enfin Georges reparut, avec ces yeux vivaces qu’il avait lorsque, pour une raison quelconque, il s’animait.

— C’est arrangé, dit-il, nous aurons le compartiment.

Je vis sortir une jolie femme, à cheveux flamboyants, qui déjà avait ôté sa jaquette et son chapeau, qu’elle tenait à la main ; elle était très élégante, avec de trop belles dentelles à sa chemisette, une trop grosse émeraude à sa cravate. Le couloir se remplit d’un parfum fort qui donnait l’impression d’avoir la jolie dame qui le répandait tout contre la bouche. Elle me jeta en passant le regard spécialement haineux du voyageur dérangé — l’une des plus atroces et féroces expressions qui se puissent voir.

— Tenez, Madame, disait l’homme du sleeping, ici vous serez seule — et il l’introduisit dans le compartiment à deux places.

Le nôtre étant libre enfin, j’entrai ; la dame y avait laissé son terrible parfum, j’abaissai la glace, mais il faisait froid, il fallut la remonter presque immédiatement, et le parfum demeura.

Georges fut vraiment adorable en cette première minute si difficile de l’intimité. Il m’aida à me déshabiller, avec des gamineries tendres qui enlevaient toute angoisse à ce commencement de l’abandon de moi-même ; je devins gaie aussi, ses impressions étaient contagieuses — toutes. Lorsque je fus couchée il me dit d’un air d’autorité blagueuse :

— Et maintenant fermez-moi ces yeux-là et qu’on n’entende plus parler de vous jusqu’à demain matin.

— Et vous… dis-je… vous ne vous couchez pas ?

— Moi, je vais vous regarder dormir, répondit-il avec un tel accent de câlinerie que les larmes me vinrent aux paupières.

Ah ! le délice de m’endormir ainsi sous le regard de ses chers yeux, avec la sécurité extasiante que pour toujours nos vies étaient liées.


Vers le milieu de la nuit je me réveillai, et soulevée sur un coude, je cherchai à voir Georges dans la pénombre que faisait le rideau tiré sur la lampe. Il n’était pas là ; même à regarder son lit on eût pu croire qu’il ne s’était pas encore couché. Je m’étendis de nouveau en me demandant quelle heure il était et si Georges allait venir ; j’étais trop lasse et, en quelques instants, je me rendormis.

À l’aube j’ouvris encore les yeux : Georges n’était toujours pas là, l’inquiétude me fit sauter le cœur. Je mis un peignoir, je me levai ; au moment où j’arrivais à la porte elle s’ouvrit, mon mari parut.

— Comment, vous vous levez ! Il est à peine six heures et il fait un froid de canard. Êtes-vous malade ?

— Non ! j’étais inquiète de vous, j’allais à votre recherche.

Il se mit à rire.

— Recouchez-vous vite ! Et il m’y aida, puis se mit à genoux près de moi.

— Qu’est-ce que vous étiez devenu ? Je me suis réveillée déjà une fois et vous n’étiez pas là ?

— J’ai eu un gros mal de tête, je suis resté à fumer dans le couloir.

— Toute la nuit ?

— Mais oui.

— Le jour grandissant me fit voir qu’il était pâle et qu’il avait les yeux cerclés.

— Pauvre cher ! comme vous avez l’air fatigué !

Mon cœur était serré pour la première fois de cette douleur peureuse que j’ai eue bien souvent depuis en lui voyant cette même pâleur et ces mêmes cercles.

— Je vais très bien maintenant, dit-il avec conviction, ma migraine est passée.

Il parlait en m’embrassant à petits baisers menus contre la racine de mes cheveux, j’étais toute tressaillante.

— Le parfum de la dame d’hier est resté toute la nuit, dis-je pour m’étourdir au son de ma voix et cacher la honte délicieuse dont m’emplissait la chaleur de ses baisers.

— Ne m’en parlez pas ! Dans le couloir c’est effrayant, je dois en être tout imprégné.

— Oui, c’est vrai, dis-je en roulant ma tête sur son épaule.

En effet, jusque dans sa barbe, l’agressif et puissant parfum s’acharnait.