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LES
HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE



I


On dit souvent : « Je me rappelle cela comme si c’était d’hier. » Moi, je ne me souviens pas des choses : je les revis avec la prodigieuse netteté de perception que l’on a dans l’état d’attente du bonheur ou du plaisir.

La volupté du souvenir m’est une manière de délire à forme précise où la douleur même prend une saveur puissante. Mes familiers s’étonnent de me savoir si souvent seule, volontairement, au coin de ma cheminée, ou près de ma fenêtre, ouverte sur les branches. Ils me demandent si je ne m’ennuie pas…

Non, oh ! non, je ne m’ennuie pas !

Quand j’ai allumé ma lampe électrique sur le bureau, dont les vieux cuivres ont l’air de briller de joie ; empilé derrière moi, contre la soie chinée de ma bergère, mes petits coussins bourrés de sachets, dont les parfums en lutte — vainqueurs et vaincus tour à tour — semblent une causerie à voix basse autour de mes songeries, roulé mes pieds frileux dans la tiédeur de ma couverture d’eider, comme je suis bien, pour déboucher les vieux flacons où attendent mes émotions d’antan ! De la vie extérieure, dont les bruits s’arrêtent en route, accrochés aux rameaux du jardin, rien d’autre ne m’arrive qu’une vibration, qui par moments remue les girandoles du lustre et met dans leur cristal une musique dolente, qui semble elle aussi venir du Passé. Et je goûte dans le silence des heures délicieuses.

On m’a dit quelquefois que j’avais de l’esprit, je n’en suis pas bien sûre, mais ce que j’ai à n’en pas douter c’est une grande perfection dans l’appareil de la mémoire. Un son, une couleur, l’effleurement d’un bibelot au bout de mes doigts, une odeur reconnue, recréent dans mes centres nerveux les sensations abolies aussi fraîches qu’à l’heure où elles sont nées en moi. Je n’ai rien oublié, pas une seconde de ma vie ne s’est effacée, je les ai là toutes, sans qu’elles aient rien perdu de leur arome, ni que le goût s’en soit atténué.

Ce soir, je suis hantée par mon premier amour, tout mon être, nerfs et cœur, redevient puéril, délicieusement. J’ai les neuf ans d’alors, et je retrouve en moi la fillette un peu bizarre, que j’étais. Mon enfance est restée dans mes souvenirs avec le caractère de tristesse qu’elle a eu en réalité, le temps ne l’a pas glacée de rose comme c’est l’ordinaire lorsque les grandes amertumes de la vie servent de point de comparaison. On me grondait beaucoup. J’avais d’immenses besoins de tendresse qu’on ne songeait guère à satisfaire. Mais je ne me plaignais pas, et mon orgueil trouvait quelque consolation dans le sentiment même de la solitude où s’étouffait mon pauvre petit morceau de cœur. Il m’arrivait d’aller au fond du jardin pour me faire pleurer en me détaillant précieusement les iniquités dont j’étais l’objet. Je rassemblais avec soin les anecdotes, entendues ou lues, d’enfants battus, abandonnés, de petits pauvres mourant sous la neige, de petites princesses persécutées, j’ajoutais toutes leurs souffrances à ma misère actuelle et je me dilatais l’âme dans une exaspération de douleur.

En face de notre maison, dans un autre grand jardin habitaient un monsieur et une dame liés de grande intimité avec mes parents. Ils avaient un fils unique, de trois ans mon aîné. C’est lui mon premier amour.

Il se nommait Henry Hartmann et m’inspirait une immense admiration. Tout de suite il m’avait fascinée par la correction de ses manières, et parce qu’il disait cons-