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4 février 1899.
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LA VIE PARISIENNE

fois… C’est le cœur le plus merveilleusement fait pour l’amour, mais gardé par un si bel orgueil douloureux qu’espérer d’elle autre chose que sa pitié serait sacrilège et imbécile.

— L’orgueil peut empêcher qu’on s’abandonne à l’amour, mais il n’empêche pas d’aimer, fis-je nerveusement, car à peser sur moi ainsi qu’ils faisaient, ses yeux me troublaient.

— Le croyez-vous ? Le croyez-vous vraiment ? Croyez-vous que si je disais à cette femme : vous m’avez inspiré le plus profond des sentiments de piété, de vénération et de ferveur, vous êtes pour moi comme la suprême intelligence et la suprême bonté. Je voudrais réfugier mon âme auprès de la vôtre… croyez-vous qu’elle comprendrait la gravité de mes paroles et qu’elle me donnerait sa chère main pour m’aider dans ma route solitaire ?…

En disant cela, il eut un mouvement qu’il n’acheva pas, vers celle de mes mains qui s’appuyait à un coussin tout près de lui.

— Vous pourriez toujours essayer, répondis-je avec une tentative avortée de gaieté.

— Eh bien… dit-il en se penchant vers moi… Mais la faunesse blonde apparaissait au seuil. Elle nous regarda, puis, d’un air tranquille :

— Albert, Mlle Raimbaud va chanter un air de vous, elle vous demande.

Il s’était levé brusquement, le regard au sol.

— J’y vais, dit-il. Voudrez-vous Madame, me faire le grand honneur de venir aussi ?

— Certainement.

Mme Jauray était partie en avant. Je ne la revis pas, car après le morceau je demandai ma voiture.

Le premier courrier du lendemain m’apporta une lettre de Jauray. La femme qu’il aimait, c’était moi. Assez longtemps je restai la tête renversée sur mon oreiller, goûtant ma joie. C’était si noble, si haut, cet amour ! Il disait que le sens de la vie était dans l’abnégation, la souffrance acceptée et chérie, le mépris des médiocres satisfactions de l’instinct. Certes il y avait du trouble dans le sentiment qu’il m’offrait, mais en le brûlant au feu des renoncements il en ferait de l’encens pour mon culte. Il me priait de lui faire porter ma réponse, afin qu’il n’attendît pas trop le bonheur de se savoir ma chose.

J’écrivis une offre d’amitié en termes mesurés qui le satisfirent probablement car à onze heures je recevais quatre pages de remerciements fous, et un poème d’opéra qu’il me priait d’examiner et d’annoter de critiques. Je passai l’après-midi à cette besogne et à six heures je renvoyai le poème. Le valet de pied chargé de le remettre chez lui me rapporta une troisième lettre, dans laquelle était un fauteuil pour la première que l’on donnait ce soir-là à l’Opéra, et des supplications d’y venir. J’allai à l’Opéra et la soirée fut parfaitement exquise. Pas une fois, dans le côte-à-côte où nous étions, Jauray ne fit la moindre tentative pour frôler mon épaule ou ma jupe. C’était vraiment l’amour idéal.

Le lendemain matin un bleu m’apprit que mon musicien avait rêvé de moi toute la nuit. À midi il m’envoyait des chrysanthèmes qui, derrière la glace d’une boutique, l’avaient appelé pour demander la grâce de mourir auprès de moi. À cinq heures, c’est lui-même qui vint et il resta jusqu’à sept. Il demanda la permission de revenir le lendemain pour me jouer le premier morceau d’une symphonie qu’il terminait. Puis il fallut que je donnasse mon avis sur une chanteuse qu’on lui offrait pour créer son nouvel opéra. Après cela il voulut que je dessinasse des costumes pour ce même opéra et je passai des journées à la Bibliothèque, fouillant dans des gravures. Il me faisait assister à des répétitions, lire ses traités avec les théâtres. Il m’écrivait au moins trois lettres chaque jour, et tout le temps que me laissaient les besognes variées dont il me chargeait, était occupé à lui répondre. À vivre ainsi la vie de cet homme, tout mon être s’emplissait de lui, je n’avais plus d’autre pensée, aussi lorsqu’il fut obligé à une courte absence, malgré les télégrammes et les lettres que je recevais de lui, je tombai dans un ennui intense.

Peu de temps avant son retour Mme Jauray vint me voir. Elle était d’une élégance piaffante et superbe, et avait un air de combat. J’étais seule lorsqu’on l’annonça.

— Me voici, dit-elle en entrant, vous voyez que j’ai du courage !

— Beaucoup d’amabilité surtout…

— Ah ! vous êtes en femme du monde, aujourd’hui… moi je suis en diablerie, ça ne va pas marcher nous deux !

— Que vous est-il arrivé ?

— Rien ! Je suis de mauvaise humeur… L’absence de mon mari, sans doute !

— Oh ! croyez-vous ?…

— Franchement non, mais tout de même j’en suis moins sûre que vous ne semblez l’être… Vous l’avez vu souvent depuis six semaines, mon mari ?

— Quelquefois… Mais que vous importe ?

— Seulement quelquefois ?… Oh ! ça m’est bien égal… Vous avez de l’amitié pour lui ?

— Beaucoup.

— C’est curieux ! Il ne vous ennuie pas alors ?

— Je le trouve un homme de grand talent et de grand cœur, très spirituel et parfaitement intéressant en toute circonstance.

— … Pourquoi me détestez-vous ?

— Pourquoi croyez-vous que je vous déteste ? Parce que je dis du bien de votre mari ?

— Peut-être, mais surtout à cause des yeux que vous me faites… Savez-vous pourquoi je suis venue ? Pour vous annoncer que je vais prendre un amant… Ça vous fait rire… Vous ne me croyez pas ?… Ou bien cela vous ferait-il plaisir que j’eusse un amant ?

— Vous avez une forme de plaisanterie à laquelle il faut évidemment être habitué…

— Mais je ne plaisante pas ! Je vais même vous dire le nom de mon flirt, il a été très amoureux de vous dans les temps… C’est Marcel d’Égrignac.

— Il est charmant.

— Ah ! alors vous me le conseillez ?

— Avez-vous vraiment besoin de conseils ?…

— J’ai besoin des vôtres… Vous devez être une conseillère admirable…

— Eh bien, fis-je avec une irritation impossible à dominer, car elle avait un ton de méchanceté agressive qui me mettait hors de moi, je vous conseille d’être honnête ; cela vous sera peut-être plus difficile, mais cela vaudra beaucoup mieux.

— Merci… J’y songerai. Mais dites-moi, en échange de la confiance que je vous témoigne, est-ce que vous en avez, vous, des amants ?

— Ce que j’ai, c’est d’autres habitudes d’éducation que vous, à n’en pas douter ?

— Ça vous va joliment bien d’être en colère… Quels beaux yeux cela vous fait… Vous trouvez que c’est abominable d’avoir des amants ?

— Je ne juge personne, chacun fait ce qu’il veut… ou ce qu’il peut.

Si j’avais un amant, penseriez-vous que mon mari ferait bien de demander le divorce ?… Qu’est-ce qui vous prend ? C’est simple cependant ma question. Il n’y a pas de quoi rougir et faire cette figure-là…

— Je ne crois pas, Madame, vous avoir donné le droit de prendre ce ton avec moi, vous abusez des devoirs que me crée le fait d’être chez moi…

— Là ! là ! calmez-vous… Qu’ai-je fait ? Je désire savoir de vous quel conseil vous donneriez à mon mari au cas où je le tromperais, c’est simple, ça ! Il ne vous a jamais dit qu’il eût envie de divorcer ?

— Certes non ! Et je suppose qu’il n’y a jamais pensé. Ce n’est pas lui qui aurait intérêt à divorcer.

— Qui donc, alors ? Moi ?… Pour épouser Égrignac ? C’est une idée… J’en parlerai à Albert dès son retour.

Elle s’était levée, énervée presque aux larmes. Je dis avec une voix qui tremblait sottement :

— Pourquoi toutes ces folies, ne pouvez-vous faire un effort pour apprécier mieux votre mari et le rendre heureux ?…

Elle me regarda étrangement.

— Vous êtes une drôle de femme, décidément, fit-elle, une drôle de femme.

Et d’un geste violent, imprévu, elle me prit à la taille et m’embrassa comme avec colère, puis en trois pas rapides, joignit la porte et disparut.

Cette visite me laissa un grand trouble. J’étais persuadée de la sincérité de cette folle. Elle haïssait son mari, elle en aimait un autre, il lui fallait sa liberté. Devinant que j’avais