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les maisons sacrées

quels yeux torturés, quelle bouche tremblante elle avait pendant ces minutes. Comme elle se rappelle, et comme elle chérit ! Elle seule est digne de cette chambre où elle a su rendre l’agonie plus douce en y répandant sa peine immense et son immense dévouement. Je ne reste qu’une minute, assez pour ne rien oublier ; pas assez, je l’espère, pour blesser ce cœur magnifiquement fidèle…

Je reviens à la véranda où Nietzche, assis dans un fauteuil et immobile, passait les jours, enveloppé de son invincible silence, regardant, regardant… Sa figure était plus intense encore aux minutes du soleil couchant ; les flammes de ses yeux et les flammes du ciel se mêlaient et sa rêverie semblait, elle aussi, s’enflammer.

Tandis qu’il demeurait dans ce silence, sa seur déchiffrait ses manuscrits, et avec des érudits patients, attentifs à la belle tâche, faisait le délicat travail d’où sont sortis les livres que l’on sait. Parfois, une difficulté surgissait, une équivoque, un doute. Le créateur de ces idées était à quelques pas. Mais on ne pouvait franchir les quelques pas, mettre la main sur son épaule, l’interroger… Pendant qu’une affection exquise travaillait, afin que le monde possédât un peu plus de sa pensée, Nietzsche, assis devant le soleil couchant, s’enfonçait dans son silence éternel.

Le balcon vide où on croit sentir sa présence et sa songerie, le paysage lointain voilé de brumes légères et si noblement paisible évoquent un autre paysage, une autre scène… « Zarathoustra ne dit