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de son mécontentement contre son fils ? C’était là un mystère qui me tourmentait souvent ; mon père resta muet sur ce sujet avec ma mère et avec moi. Pourtant M. Caxton fut visiblement inquiet pendant deux ou trois jours. Il ne s’occupait plus de son grand ouvrage, se promenait souvent seul ou accompagné seulement du canard, et sans même avoir un livre à la main. Mais peu à peu les habitudes studieuses lui revinrent ; ma mère retailla ses plumes et l’ouvrage se continua.

Pour moi, abandonné souvent à moi-même, surtout le matin, je commençais à rêver sans cesse de l’avenir. Ingrat que j’étais, le bonheur du toit paternel cessait de me satisfaire. J’entendais dans le lointain le mugissement du grand monde, et j’errais impatient sur ses rivages.

Un soir enfin, après quelques modestes hum ! mon père céda en rougissant, mais sans affectation, à mes prières réitérées, et me lut quelques parties de son grand ouvrage. Je ne puis exprimer les sentiments que cette lecture fit naître en moi. C’était une sorte d’effroi plein d’admiration et de respect : car le plan de ce livre était si vaste, et une science si étendue et si variée avait été déployée dans son exécution, qu’il me sembla qu’un esprit venait d’ouvrir devant moi un monde nouveau, un monde qui avait toujours existé à mes pieds, mais que mon aveuglement ne m’avait pas permis d’apercevoir jusque-là. L’indicible patience qu’il avait fallu, pendant tant d’années, pour réunir tous ces matériaux ; la facilité avec laquelle un génie calme et puissant les avait assemblés en un système harmonieux ; l’humilité si vraie avec laquelle le savant exposait les trésors amassés dans le cours de sa vie laborieuse : tout cela se combinait pour réprimer mon ambition impatiente, tout en me remplissant d’orgueil d’être le fils d’un tel père ; et cet orgueil épargna bien des souffrances à mon amour-propre blessé.

C’était, en effet, un de ces livres qui prennent toute une existence. Comme le Dictionnaire de Bayle, ou l’Histoire de Gibbon, ou les Fasti Hellenici de Clinton, c’était un livre auquel des milliers de livres n’avaient contribué que pour faire ressortir d’une manière plus franche l’originalité de son auteur. Mon père avait jeté dans la fournaise de son esprit tous les vases d’or de tous les siècles ; mais il était sorti du moule une monnaie nouvelle, qui ne portait d’autre empreinte que la sienne.