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n’en ai pas vu ! — Ni moi non plus, réplique Chrémylus avec énergie ; et pourtant j’y vois de mes deux yeux. »

Mais cette repartie misanthropique de Chrémylus n’a rien à faire ici ; elle ne peut que nous détourner de la vraie question, qui est celle-ci : la Fortune est-elle un ange céleste et chrétien, ou une vieille divinité païenne, aveugle et étourdie ? Pour ma part, je suis de l’opinion de Dante, et j’en donnerais plusieurs bonnes raisons si cela me plaisait, ou si, à cette partie si avancée de mes mémoires, j’avais une demi-douzaine de pages de reste. Mais une chose bien claire, c’est qu’il ne sert de rien d’injurier la Fortune, soit qu’elle ressemble à Plutus ou à un ange. Et je crois que, si l’on examinait de près ses opérations, on verrait qu’elle donne une chance à tout homme, au moins une fois dans sa vie. S’il sait la prendre et en tirer parti, elle renouvelle ses visites ; sinon… itur ad astra ! Cela me remet en mémoire un incident naïvement raconté par Mariana, dans son Histoire d’Espagne. Il dit que l’armée des rois espagnols se tira d’un mauvais pas dans les montagnes, au défilé de Losa, grâce à un berger qui lui montra le chemin. « Mais, ajoute Mariana, quelques-uns prétendent que ce berger était un ange ; car, après qu’il eut indiqué la route, on ne le revit plus jamais. » C’est-à-dire que la nature angélique du guide se prouvait par ce fait, qu’on ne le vit qu’une fois, et qu’après avoir tiré l’armée du danger, il la laissa combattre ou prendre la fuite, selon qu’elle était disposée. Or, je regarde ce berger ou cet ange comme un très-bon emblème au moins de ma fortune. L’apparition me montra mon chemin au milieu des rochers qui sont le théâtre de la grande bataille de la vie ; mais après, tiens bon et frappe fort !

Me voici à Londres avec l’oncle Roland. Mes pauvres parents voulaient naturellement m’accompagner pour voir l’aventurier monter à bord du navire ; mais, sachant bien que la séparation leur semblerait moins douloureuse auprès du foyer, alors qu’ils pouvaient dire : « Pisistrate est avec Roland, il n’a pas encore quitté le pays, » j’insistai pour qu’ils restassent à la maison. Et ce fut ainsi que nous nous dîmes adieu. Mais Roland, le vieux soldat, avait tant d’instructions utiles à me donner, il pouvait si bien m’aider dans le choix d’un équipement, et pour les préparatifs du voyage, que je n’osai refuser sa compagnie jusqu’au dernier moment. Guy Bolding,