Page:Bulwer-Lytton - Aventures de Pisistrate Caxton.djvu/410

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« Mais vous êtes du petit nombre de ceux qui le connaissent, dit-elle en s’interrompant brusquement ; vous savez comme il sacrifie tout, bonheur, loisirs, santé, à sa patrie. Il n’y a pas dans son esprit une seule pensée égoïste. Et pourtant, que d’envie ! que d’obstacles encore !… Et la volonté de Dieu… » Elle baissa les yeux sur sa robe, et je vis que c’était une robe de demi-deuil. « La volonté de Dieu a été de lui enlever celui qui eût été digne de son alliance ! »

Je sympathisais avec cette femme si fière, quoique son émotion parût de l’orgueil plutôt que de la douleur. Et peut-être que le principal mérite de lord Castleton avait été à ses yeux de pouvoir être utile à l’influence de son mari et de favoriser sa propre ambition. Je baissai la tête sans mot dire, et je pensai à Fanny. Regrettait-elle aussi le rang perdu, ou bien pleurait-elle la mort de son fiancé ?

Quelques moments après, je dis en hésitant :

« J’ose à peine m’affliger avec vous, lady Ellinor ; pourtant, croyez-moi, peu de choses m’ont impressionné autant que la mort à laquelle vous faites allusion. J’espère que la santé de Mlle Trévanion n’a pas été compromise. Ne la verrai-je pas avant de quitter l’Angleterre ? »

Lady Ellinor fixa ses beaux yeux sur moi d’un air scrutateur, et peut-être ce regard la satisfit-il, car elle me tendit la main avec une franchise où perçait un peu de tendresse, et me dit : « Si j’avais un fils, le plus cher désir de mon cœur serait de vous voir le mari de ma fille. »

Je frémis ; le sang se précipita à mes joues, puis je devins pâle comme la mort. Je jetai un coup d’œil de reproche à lady Ellinor, et le mot cruelle expira sur mes lèvres.

« Oui, continua lady Ellinor avec tristesse, ce fut vraiment ma pensée, une émotion de regret, la première fois que je vous vis. Mais dans l’état où sont les choses, ne me croyez ni trop dure ni trop mondaine, si je cède à cet antique et fier proverbe de la France : Noblesse oblige. Écoutez-moi, mon jeune ami ; peut-être ne nous reverrons-nous plus, et je ne voudrais pas que le fils de votre père eût mauvaise opinion de moi, malgré mes défauts. Dès mon plus jeune âge je fus ambitieuse, non pas comme le sont ordinairement les femmes, ambitieuse seulement de richesse et de rang, mais comme les grands hommes, de pouvoir et de renommée. Or, cette ambition, une