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célibataires sont des êtres malheureux, mais plus encore dans le Bocage. L’homme ne sait pas ce qu’est une tendre compagne dans le vieux monde, où les femmes sont communes. Mais dans le Bocage, la femme est littéralement l’os de vos os, la chair de votre chair, votre meilleure moitié, l’ange qui vous console, l’Ève de votre Éden : bref, tout ce que les poètes ont chanté, tout ce que répètent les jeunes orateurs dans les repas publics, lorsqu’on les prie de porter un toast aux dames. Hélas ! nous sommes garçons tous les trois, mais nous sommes plus heureux que la plupart des garçons du Bocage : car la femme du berger cumberlandais que j’ai emmené nous fait, à Bolding et à moi, l’honneur d’habiter notre hutte et d’y maintenir un ordre confortable. Elle a eu deux enfants depuis que nous sommes en Australie ; cet accroissement de famille a fait ajouter une aile à notre demeure. En Angleterre, ces enfants eussent été regardés peut-être comme un grand ennui ; mais je déclare qu’ici, où nous sommes environnés de grands hommes barbus, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, il y a dans les cris des enfants quelque chose de musical et de chrétien qui vous attendrit… Voilà les cris qui recommencent ; eh bien, Dieu bénisse les petits qui les poussent !

Quant à mes autres compagnons du Cumberland, le plus ambitieux de tous, Miles Square, m’a quitté depuis longtemps. Il est contre-maître chez un grand propriétaire de moutons, à quelque deux cents milles d’ici. Feu-Follet est à la station du gros bétail, où il sert de second à Vivian ; et il trouve encore parfois le temps de se livrer à ses instincts de braconnier, aux dépens des perroquets, des kakatoès noirs, des pigeons et des kanguroos. Le berger demeure avec nous, et le brave garçon ne paraît pas songer à s’enrichir. Il a un esprit de soumission qui étouffe l’ambition si commune en Australie. Et sa femme, quel trésor ! Je vous assure que la vue de sa douce et souriante figure, lorsque nous rentrons à la tombée de la nuit, et les ondulations de sa robe lorsqu’elle retourne les dampers[1] dans les cendres, ou remplit la théière, ont quelque chose de saint et d’angélique. Quel bonheur que notre pâtre du Cumberland ne soit pas jaloux ! Non pas qu’il ait sujet de l’être ; mais, là où les Desdémones sont si rares, vous ne pou-

  1. Un damper est un pain de farine sans levain, cuit dans les cendres.