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ment douée, et d’un rare talent, ajoutait le don d’improvisation. Elle venait d’arriver pour passer l’été dans cette délicieuse retraite, et une troupe de jeunes enthousiastes de Milan s’étaient donné rendez-vous sur le lac de Côme, pour fêter son retour, et pour lui rendre hommage, par l’intermédiaire de la poésie et de la musique. C’est une tradition charmante que cette coutume des beaux jours, de l’Italie ; j’ai moi-même écouté sur les eaux tranquilles du même lac, une semblable ovation en honneur d’un génie encore plus grand : la divine et incomparable Pasta, la Sémiramis du chant ! Et pendant que dans ma barque immobile, je me sentais gagner par l’enthousiasme des exécutants, le batelier me toucha et me montrant du doigt une partie du lac où le soleil couchant répandait son sourire le plus radieux.

« C’est là, signor, me dit-il, que se noya un de vos compatriotes. Bellissimo uomo ! Che fù bello. »

Oui ; c’était là que, dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa noble et presque divine beauté, sous les fenêtres, sous les yeux mêmes de sa fiancée, les ondes immobiles avaient englouti l’idole de bien des cœurs, le brave et gracieux Locke[1]. Le ciel voluptueux planait sur sa tombe, et au-dessus d’elle flottaient les accents triomphants de la musique. C’était la morale des poëtes romains, conviant les vivants à savourer le plaisir en oubliant les morts.

Quand la barque toucha la rive, madame de Montaigne s’approcha des musiciens, les remercia avec une grâce charmante et un empressement sans affectation, d’un hommage offert avec tant de délicatesse, et les invita à mettre pied à terre. Les Milanais, au nombre de six, acceptèrent cette invitation, et amarrèrent à un petit promontoire de la rive. En ce moment M. de Montaigne attira l’attention de sa femme vers une barque qui était restée un peu en arrière, à l’ombre du rivage ; cette barque était occupée par un jeune homme, qui avait paru écouter la musique avec ravissement, et qui,

  1. Le capitaine William Locke, du régiment des Lifeguards (fils unique d’un gentleman distingué, M. Locke de Norbury Parh), remarquable par un caractère des plus aimables, et par une beauté physique qui égalait certainement, si elle ne surpassait pas, le plus beau chef-d’œuvre de la sculpture grecque. Il revenait en bateau de la ville de Côme, et se dirigeait vers sa villa située sur les bords du lac, lorsqu’un de ces mystérieux courants sous-marins, qui rendent ce lac si dangereux, fit chavirer sa barque, il fut noyé sous les yeux de sa fiancée, qui, de la terrasse de leur demeure, guettait son retour.