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Léonard ouvrit ses grands yeux bleus innocents pendant que M. Stirn essuyait mélancoliquement les siens.

« Regardes un peu cette créature, dit Stirn tout à coup en montrant les ceps ; regardez-la. Si elle pouvait parler, qu’est-ce qu’elle dirait, Léonard Fairfield ? Répondez un peu !… Au diable soient les ceps !

— Ah ! c’est bien mal d’avoir écrit d’aussi vilains mots, dit Lenny gravement. Ma mère a été bien peinée d’apprendre ça ce matin.

M. Stirn. Sans doute qu’elle a dû l’être, quand on songe à ce qu’elle paye pour les terres. (D’un ton sentimental). Tu ne sais pas qui a fait cela, hein, Lenny ?

Lenny. Non, vraiment, monsieur !

M. Stirn. Mais tu ne peux pas aller à l’église maintenant, l’office est presque fini. Tu te rappelles que j’avais mis ces ceps sous ta responsabilité ; vois un peu comme tu as fait ton devoir. J’ai presque envie de… » Et M. Stirn jeta un regard sur les ceps.

« S’il vous plaît, monsieur… dit Lenny qui commençait à avoir peur.

— Non, il ne me plaît pas, il ne me plaît pas du tout. Mais je te pardonne pour cette fois ; seulement, mon garçon, aie l’œil ouvert à l’avenir. Maintenant, mets-toi ici… non… là sous cette haie, et tu feras bien attention, si quelqu’un vient flâner par là, ou regarder les ceps, ou s’en moquer pendant que je fais ma ronde. Je reviendrai avant la fin du service, ou juste après ; comme ça tu attendras là que je revienne et tu me feras ton rapport. Aie l’œil ouvert, mon garçon, ou bien il t’en cuira, à toi et à ta mère. Songe que dès demain je puis vous augmenter de quatre livres. »

Un quart d’heure environ après le départ de M. Stirn, un jeune garçon sortit du parc par une petite porte, juste en face de l’endroit où s’était posté Lenny : il paraissait fatigué de marcher ou accablé par la chaleur du jour. Après s’être arrêté quelques instants sur le gazon, il s’avança sous l’ombre du grand arbre qui abritait les ceps.

Lenny dressa les oreilles ; il n’avait jamais vu ce jeune homme, son visage lui était tout à fait inconnu.

Léonard Fairfield n’aimait pas les étrangers, je dirais même qu’il avait comme un vague soupçon que les étrangers avaient dû être pour quelque chose dans la profanation des ceps. Ainsi ce jeune homme était un étranger ; mais quel était son rang ? Appartenait-il à une classe de la société qui pût justifier les outrages dont les ceps avaient été victimes ? Là-dessus Lenny Fairfield ne savait que penser. Selon son expérience de villageois, le jeune homme n’était pas vêtu comme un gentleman. Aux yeux de Lenny le type du costume aristocratique était celui de Frank Hazeldean : pantalon blanc, habit bleu, cravate incomparable. Or les vêtements de cet étranger, sans être ceux d’un paysan ou d’un fermier, ne répondaient nullement à l’idée que se faisait Lenny du costume d’un jeune gentleman. Ce devait être un homme peu comme il faut : son habit était couvert de boue, son chapeau défoncé affectait des formes bizarres.