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l’âne qui reçoit les coups n’est pas celui qui marche le premier dans le cortège. »

Le curé sauta à bas de la barrière, et regardant par-dessus la haie qui séparait le champ de la route : « Doucement, doucement, dit-il ; le sifflement du bâton gâte la chanson ! Ô monsieur Sprott ! monsieur Sprott ! un brave homme doit avoir pitié de sa bête. »

L’âne parut reconnaître une vois amie, car il s’arrêta court, dressa vivement une oreille et leva la tête.

Le chaudronnier mit la main à son chapeau et leva aussi la tête : « Dieu bénisse Votre Révérence ! il n’y pense seulement pas, il est accoutumé à ça. Je ne voudrais pas te faire de mal, n’est-ce pas, Neddy ?… »

Le baudet secoua la tête et frissonna : peut-être une mouche s’était-elle posée sur la plaie, que les feuilles de noisetier ne protégeaient plus.

« Je suis bien persuadé que vous ne vouliez pas lui faire de mal, Sprott, dit le curé plutôt politiquement que poliment (car il avait assez étudié le cœur humain, pour savoir qu’il faut ménager, amadouer, flatter, si l’on veut s’interposer avec succès entre un homme et son âne) ; je suis bien persuadé que vous ne vouliez pas lui faire de mal ; mais il a déjà sur le dos une plaie large comme la main, la pauvre bête !

— Ah ! bon Dieu, oui ; il s’est fait ça en jouant avec la mangeoire, le jour que je lui ai donné de l’avoine, » dit le chaudronnier.

Le docteur Riccabocca ajusta ses lunettes et examina l’âne ; l’âne dressa l’autre oreille et examina le docteur Riccabocca. Dans cette mutuelle revue de qualités physiques, l’extérieur de chacun étant mis en balance, nous ne saurions affirmer que l’avantage appartînt au philosophe.

Le curé faisait grand cas de la sagesse de son ami dans toutes les matières purement séculières.

« Dites une bonne parole pour l’âne, murmura-t-il.

— Monsieur, dit le docteur, en s’adressant à M. Sprott, auquel il fit un salut respectueux, j’ai chez moi, au Casino, une grande cafetière qui a besoin d’être soudée, pourriez-vous me recommander un chaudronnier ?

— Eh ! mais c’est mon affaire, dit M. Sprott, et il n’y a pas dans le pays de chaudronnier que je puisse mieux recommander que moi-même.

— Vous plaisantez, mon bon monsieur, dit le docteur en souriant avec bonhomie, un homme qui ne peut pas raccommoder un trou dans le dos de son âne ne peut s’abaisser à souder ma grande cafetière.

— Par Dieu, monsieur, dit le chaudronnier d’un air malin, si j’avais su que le pauvre Neddy eût de si grands amis en cour, je me serais douté que c’était un gentleman, et je l’aurais traité comme tel.

Corpo di Bacco ! fit le docteur, quoique la plaisanterie ne soit pas neuve, il me semble que le chaudronnier ne s’en tire pas mal.