Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/16

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gueilleuse satisfaction, car mistress Dale passait pour avoir ce que ses amis appelaient ses petites humeurs et, comme il arrive rarement aux femmes bien élevées de s’abandonner à leurs petites humeurs en présence d’une tierce personne qui n’est pas de la famille, le docteur Riccabocca en concluait fortement qu’il était invité à se placer entre le pot et la fortune : néanmoins, comme il était amateur de truites et bien meilleur qu’il n’aurait dû l’être d’après ses principes, il accepta l’hospitalité du curé. Mais il le fit avec un malin regard lancé par-dessus ses lunettes, regard qui fit monter le rouge aux joues du coupable. Certainement cette fois Riccabocca avait touché juste dans son adresse à deviner les mobiles secrets des actions humaines.

Tous deux marchant côte à côte, traversèrent un petit pont jeté sur le ruisseau et entrèrent dans le jardin du presbytère. Deux chiens qui semblaient avoir fait le guet dans l’attente de leur maître s’élancèrent vers lui en aboyant. Le bruit attira l’attention de Mme Dale qui, l’ombrelle à la main, se précipita d’une porte vitrée ouvrant sur la pelouse. Ô lecteur ! sans doute qu’au fond de ton cœur tu te ris du peu de connaissance qu’a l’auteur des petits mystères de la vie domestique : tu te dis : Joli moyen, en vérité, de calmer les petites humeurs de mistress Dale que de venir ajouter à l’offense d’avoir fait attendre ce poisson, le crime d’amener à l’improviste un ami pour le manger. La fortune du pot, malepeste ! quand le pot a bouilli une demi-heure de trop !

Mais à ta honte, à ta profonde confusion, ô lecteur, apprends que l’auteur et le curé Dale savaient parfaitement tous deux ce qu’ils faisaient.

Le docteur Riccabocca était le favori de mistress Dale ; et la seule personne de tout le comté qui ne la mît pas hors d’elle en lui tombant des nues au moment du dîner. De fait, quelque étrange que cela puisse paraître, à première vue, le docteur Riccabocca avait en lui ce mystérieux je ne sais quoi que nous autres hommes nous comprenons si peu, mais que les femmes admirent. Il devait cela en partie à sa politique profonde, mais hypocrite, car il regardait la femme comme l’ennemie naturelle de l’homme, ennemi contre lequel il était nécessaire de se tenir toujours en garde, qu’il était prudent de désarmer par l’apparence de la servilité la plus flatteuse et de la plus humble complaisance. Il le devait aussi en partie à la nature compatissante et tendre de celles qu’il traitait si mal ; car les femmes aiment ceux qu’elles peuvent plaindre sans les mépriser, et dans la pauvreté du signor Riccabocca, dans son abandon, dans son exil volontaire ou forcé, il y avait quelque chose qui excitait la pitié ; et en dépit de son habit râpé, de son parapluie rouge, de ses cheveux ébouriffés, il avait, surtout en s’adressant aux femmes, un air de gentleman et de courtois chevalier, plus naturel surtout alors à un Italien bien élevé, de quelque condition qu’il fût, qu’aux plus hauts personnages de toute autre contrée de l’Europe : car, si j’accorde qu’il n’y a rien de plus parfait que la politesse des marquis français de l’ancien régime, rien de plus franchement gracieux que le cordial em-