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œil aussi riant que la première année de ses noces, alors qu’elle avait charmé le squire par ses goûts champêtres.

C’est ainsi que nous voyons en ce moment Henriette Hazeldean debout, une main appuyée sur la large épaule du squire, l’autre enfoncée dans la poche de son tablier, et faisant de son mieux pour partager l’enthousiasme de son mari à la vue des ceps nouvellement restaurés. Un peu en arrière, deux doigts légèrement posés sur le bras maigre du capitaine Barnabé, se tient miss Jemima, fille orpheline de l’oncle du squire. Cet oncle s’était imprudemment mésallié avec une jeune dame appartenant à une famille brouillée avec les Hazeldean depuis le règne de Charles Ier. La cause de cette querelle était un droit de passage pour aller à un petit bois d’environ un arpent, à travers une pièce de terre en friche, louée douze shillings à un tuilier. Le bois appartenait aux Hazeldean, la pièce de terre aux Sticktorights, vieille famille saxonne s’il en fût. Tous les douze ans, au moment de la coupe des fagots et du bois de haute futaie, la querelle se renouvelait ; car les Sticktorights refusaient aux Hazeldean le droit de charrier lesdits fagots et ledit bois par le seul chemin carrossable. Il est juste de dire, en faveur des Hazeldean, qu’ils avaient offert de payer le terrain dix fois sa valeur, mais les Sticktorights, avec une égale magnanimité, avaient déclaré qu’ils ne voulaient pas aliéner des biens de famille pour la convenance même du meilleur squire qui fût sous la calotte des deux. Tous les douze ans donc avait lieu une nouvelle rupture entre les Hazeldean et les Sticktorights, tout magistrats et députés qu’ils fussent. La lutte était vaillamment soutenue par les champions des deux partis, et accompagnée d’attaques et de contraventions. Comme la question de droit était extrêmement obscure, elle n’avait jamais été convenablement éclaircie, et, de fait, ni l’une ni l’autre des parties ne désirait la voir résolue, car chacun doutait, au fond, de ses droits respectifs. Un mariage entre un fils des Hazeldean et une fille des Sticktorights fut vu avec une égale indignation par les deux familles ; il en résulta que le couple mésallié, poursuivi par une haine implacable, avait suivi, comme il avait pu, le sentier de la vie, avec la modique paye du mari, qui était au régiment, en service actif, et avec l’intérêt de mille livres sterling, provenant de la fortune personnelle de la femme. Ils moururent, laissant une fille unique, au profit de laquelle avaient été assurés les mille livres sterling de la mère : c’était juste au moment de la majorité du squire, qui prenait alors possession de ses biens. Quoiqu’il eût hérité de la haine de ses ancêtres pour les Sticktorights, il n’était pas dans sa nature de se montrer dur envers une pauvre orpheline, qui était, après tout, l’enfant d’un Hazeldean. Il avait donc élevé et soigné Jemima comme si elle eût été sa sœur ; il avait placé ses mille livres sterling et avait trouvé moyen, avec le revenu qui s’était accru pendant sa minorité, d’élever sa fortune, avec les intérêts composés, à la somme de quatre mille livres sterling, dot ordinaire des filles de la famille d’Hazeldean. Quand Jemima eut atteint sa majorité, il laissa cette somme à son entière