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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/4

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que ; mais, mon ami, aux yeux d’un philosophe des champs, d’un législateur ecclésiastique, cet objet, dans son abandon, dans sa ruine, devient des plus agréables au point de vue de la statistique morale de la paroisse, si je puis m’expliquer ainsi. »

Le squire regarda le curé comme s’il eût eu furieusement envie de le battre ; il est de fait que l’objet en question, aux yeux d’un homme d’ordre, d’un gentleman de campagne, d’un juge de paix, offrait un spectacle scandaleux et déshonorant. Il était couvert de mousse, mangé des vers, fendu par le milieu ; à travers ses quatre yeux sans orbite et entourés d’orties, perçait un chardon. Que dis-je, un chardon ! une forêt de chardons. Pour compléter la dégradation du tout, ces chardons avaient attiré l’âne du chaudronnier ambulant, et l’irrévérencieux animal était occupé à tirer son goûter des yeux et des mâchoires des ceps de la paroisse.

Le squire, dis-je, regarda le curé comme s’il eût eu furieusement envie de le battre ; mais ne manquant pas d’une certaine dose de patience et accoutumé à se maîtriser, d’ailleurs ayant là, sous la main, un objet sur lequel il pouvait décharger sa colère, il dévora son ressentiment qui alla tomber… sur le baudet.

Or le baudet avait le pied de devant embarrassé dans une corde à laquelle était attaché un morceau de bois appelé, de son nom technique, entrave ; de sorte qu’il n’avait guère de chance d’échapper à l’attaque que son goûter sacrilège avait justement provoquée. Mais comme l’âne, au premier coup de canne, s’était retourné avec une légèreté inaccoutumée, le squire se prit le pied dans la corde et alla tomber, tête en bas, jambes en l’air, au beau milieu des chardons. Le baudet pencha gravement la tête, et par trois fois flaira ou renifla son ennemi terrassé ; puis, bien convaincu qu’il n’avait plus rien à craindre pour le moment et désireux de tirer le meilleur parti possible de la trêve, suivant le conseil du poète, qui nous engage à cueillir les roses pendant qu’il en est temps, il tondit un chardon tout en fleur près de l’oreille du squire, si près même que le curé pensa que l’oreille avait suivi le chardon, d’autant plus que le squire, sentant la chaude haleine de la bête, hurla de toute la force de ses poumons.

« Grand Dieu ! est-elle enlevée ? dit le curé s’interposant entre l’âne et le squire.

— Mille diables ! cria le squire, qui se frictionnait tout en se remettant sur ses pieds.

— Chut ! doucement ! fit le curé. Quel horrible juron !

— Un horrible juron ? si vous aviez comme moi une culotte de nankin, dit le squire, en se frictionnant toujours, et que vous fussiez tombé dans un buisson de chardons, avec les dents d’un baudet à un pouce de votre oreille…

— Elle n’est donc point enlevée ? interrompit le curé.

— Non !… C’est-à-dire, je ne crois pas, fit le squire d’un ton d’hésitation, et il passa sa main sur l’organe en question. Non, elle n’est pas enlevée.

— Grâces au ciel ! dit le bon ecclésiastique avec douceur.