Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/44

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contraire on les voyait rire quand ils perdaient avec quatre honneurs dans la main. Les reproches les plus graves qu’ils s’adressassent étaient ceux-ci : « Oh ! Henriette, voilà le coup d’atout le plus singulier ! oh ! oh ! oh ! » ou bien « Dieu vous bénisse, Hazeldean ! Comment ils ont fait trois levées de trèfle tandis que vous aviez l’as en main ? ah ! ah ! ah !… »

Et le capitaine Barnabé de faire de tout son cœur chorus aux oh ! oh ! oh ! du squire, et aux ah ! ah ! ah ! de mistress Hazeldean.

Il n’en était pas de même du curé. Il prenait au jeu un intérêt si profond, si acharné que les fautes mêmes de ses adversaires le mettaient hors de lui. Il fallait l’entendre exposer à voix haute, avec les gestes les plus expressifs, les règles du jeu, citer Hoyle, en appeler à tout ce que la mémoire et le bon sens pouvaient lui fournir contre les erreurs même qui l’enrichissaient ; prodigalité d’éloquence qui ajoutait encore à l’hilarité de M. et de mistress Hazeldean. Tandis que ces quatre personnages étaient ainsi occupés, mistress Dale qui, malgré sa migraine avait accompagné son mari, était assise à côté de miss Jemima, ou plutôt à côté du chien de miss Jemima, Flimsey, qui s’était emparé du milieu du sofa, et grognait à l’idée d’être dérangé. M. Frank assis seul devant une table s’amusait à regarder ses bottes vernies, et de temps à autre, les caricatures de Gibray que sa mère s’était procurées dans le but de pourvoir à ses besoins intellectuels. Mistress Dale, au fond du cœur aimait mieux miss Jemima que mistress Hazeldean, qui lui inspirait une certaine crainte quoiqu’elles se fussent connues enfants et s’appelassent encore parfois Henriette et Caroline. Mistress Dale était encore une fort jolie personne de même que mistress Hazeldean était encore une très-belle femme. Mistress Dale peignait à l’aquarelle et chantait ; elle faisait des porte-cartes et des manches de plume et avait la réputation d’une femme élégante et distinguée. Mistress Hazeldean tenait les livres du squire, faisait la majeure partie de sa correspondance, tenait dans un ordre parfait une grande maison et avait la réputation d’une femme habile et sensée. Mistress Dale avait des migraines et des nerfs. Mistress Hazeldean n’avait ni l’un ni l’autre. Mistress Dale disait : « Henriette n’est certainement pas méchante, mais elle est vraiment trop masculine. » Mistress Hazeldean disait : « Caroline serait une bonne personne si elle ne cherchait à se donner des airs et des grâces. » Mistress Dale disait que mistress Hazeldean était justement faite pour être la femme d’un squire de campagne. Mistress Hazeldean disait que mistress Dale était la personne du monde la moins propre à être la femme d’un curé. Caroline quand elle parlait d’Henriette à un tiers disait : « Cette chère mistresse Hazeldean. » Henriette quand elle venait par hasard à parler de Caroline disait : « Cette pauvre mistress Dale. » Et maintenant le lecteur sait aussi bien que moi pourquoi mistress Hazeldean appelait mistress Dale pauvre. Car après tout le mot appartenait à cette classe du vocabulaire féminin qu’on peut appeler sens caché, et qui ressemble au