Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/65

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De fait, c’était le meuble le plus agité de la maison, grâce à ce cuivre pétulant, et il n’aurait pu jouer plus de mauvais tours quand c’eût été un singe. Sur la table à ouvrage se trouvaient une ménagère et un dé, des ciseaux et des écheveaux de laine et de fil, et de petits morceaux de toile et de drap pour mettre des pièces ; mais Mme Leslie n’était pas encore à l’ouvrage ; elle allait se mettre à travailler ; il y avait une heure et demie qu’elle s’y préparait ; sur ses genoux était un roman composé par une dame qui a beaucoup écrit pour la génération précédente, sous le nom de mistress Bridget Blac-Mantle. Mistress Leslie tenait dans sa main gauche une petite aiguille et dans sa main droite un très-gros bout de fil. De temps en temps elle mettait le fil entre ses lèvres et les yeux fixés sur le roman, elle faisait en aveugle et d’une main incertaine une tentative infructueuse pour le faire entrer dans le trou de l’aiguille ; il eût été tout aussi facile d’y faire entrer un chameau. Quant au roman, il ne paraissait pas captiver entièrement l’attention de mistress Leslie ; car de temps à autre elle s’interrompait pour gronder les enfants, pour demander quelle heure il était, pour faire observer que Sara ne ferait jamais l’affaire, et pour s’étonner que M. Leslie ne fît pas raccommoder la table. Mistress Leslie avait été une assez jolie femme. Malgré des vêtements sales et étriqués, elle avait encore l’air d’une grande dame ; peut-être trop même, si l’on songe aux devoirs pénibles de sa position. Elle était fière de l’ancienneté de sa famille des deux côtés : sa mère sortait de la vénérable souche des Daudle, de Daudle-Place, famille qui existait avant la conquête. Tandis que la mère était certainement de race saxonne, le père avait non-seulement un nom normand, mais il avait encore le caractère propre aux Normands et eût pu servir à confirmer l’erreur du brillant auteur de Sibyl, ou les Deux-Nations, quant à la distinction qui continue d’exister entre la race conquérante et la race conquise. Le père de mistress Leslie se faisait gloire de porter le nom de Montfydget ; il était sans doute par les liens allié à ces grands barons de Montfichet qui possédaient autrefois de si vastes provinces et de si terribles châteaux forts.

Aux pieds de mistress Leslie, une petite fille, les cheveux pendants (et par parenthèse de fort beaux cheveux), jouait avec une poupée qui n’avait plus de nez. Dans le coin le plus éloigné de la chambre, et devant un pupitre, était assis le camarade d’école de Frank à Eton, le fils aîné de la maison. Une minute ou deux avant que le carillon de Frank ne fût venu troubler le calme de l’habitation, il avait levé les yeux de dessus son livre pour regarder un exemplaire en lambeaux du Testament grec où son frère Olivier avait rencontré une difficulté dont il était venu lui demander la solution. Le premier sentiment que vous eût fait éprouver la physionomie du jeune écolier d’Eton, alors en pleine lumière, eût été une tristesse mêlée de respect et d’intérêt ; car son visage avait déjà perdu l’enjouement du jeune âge : son front avait des rides ; autour des yeux et dans les contours de la bouche se révélait la fatigue ; il avait le teint blême, les lèvres pâles.