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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/177

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« Ma chère marquise, dit-il, nous allons donc devenir parents ? Est-il vrai que vous songiez sérieusement à un mariage avec mon neveu Frank Hazeldean. Vous détournez la tête. Je ne connais que deux raisons capables de déterminer une femme libre à abjurer sa liberté devant les autels. Je dis une femme libre, car une veuve l’est, une jeune fille ne l’est pas. La première de ces raisons, c’est une position dans le monde, la seconde c’est l’amour. Lequel de ces deux motifs engage Mme di Negra à épouser M. Frank Hazeldean ?

— Il existe d’autres motifs que ceux dont vous parlez, le besoin de protection, le sentiment de l’isolement, la misère de la dépendance, la gratitude qu’inspire une affection honorable. Mais vous autres hommes, vous ne connaissez pas les femmes.

— Vous avez raison, nous ne connaissons pas les femmes et les femmes ne nous connaissent pas. Et cependant chaque sexe parvient à duper l’autre. Écoutez-moi : bien que je connaisse peu mon neveu, je sais que c’est un joli garçon dont une jeune fille pourrait s’amouracher à un bal. Mais vous qui avez connu des intelligences de l’ordre le plus élevé, vous qui avez reçu les hommages d’hommes dont l’esprit et la conversation font paraître les oisifs des salons si fastidieux et si insipides, vous ne sauriez me regarder en face et me dire que vous ressentez pour mon neveu rien qui ressemble à de l’amour. Quant à la position, je dois vous informer que s’il se marie, il n’en aura aucune. Il y risquera son héritage, et vous ne trouverez près de ses parents aucun appui. Vous serez encore pauvre et vous ne serez plus libre. Vous n’aurez pas conquis cette indépendance après laquelle vous soupirez. La vue d’une figure distraite et mécontente de l’autre côté du foyer vous sera pire que la solitude. Et quant à l’affection reconnaissante, ajouta l’homme du monde, c’est le synonyme poli de tranquille indifférence

— Monsieur Egerton, on dit que vous êtes de bronze. N’avez-vous jamais ressenti le besoin d’un intérieur, d’une famille ?

— Je vous répondrai franchement, dit l’homme d’État ; si je ne l’avais ressenti, croyez-vous que j’eusse été et que je voulusse demeurer jusqu’au bout le misérable forçat de la politique ? Que mon âme soit ou non de bronze, elle aurait depuis longtemps fondu comme la cire devant le feu si je m’étais assis oisif à rêver d’une famille.

— Mais nous autres femmes, répondit Béatrix avec émotion, la vie politique n’existe pas pour nous et nous demeurons oisives à rêver. Oh ! continua-t-elle après une courte pause et en joignant les mains avec ferveur, vous me croyez mondaine, cupide, ambitieuse ; combien mon sort eût été différent si j’eusse eu une famille, si j’eusse eu quelqu’un à aimer et à vénérer, quelqu’un dont le sourire eût développé ce qu’il y avait de bon en moi, et dont un regard de reproche eût corrigé ce qui y était mauvais.

— Et cependant, dit Audley, presque toutes les femmes du grand monde ont eu le choix une fois dans leur vie et l’ont dédaigné. Com-