Aller au contenu

Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/181

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les phrases devenaient de plus en plus courtes, et elles exprimaient une ferme résolution. Puis venait un passage si délicieux que les larmes empêchaient presque Léonard de le lire. C’était la description d’une visite faite par l’auteur à ses parents, avant quelque pénible départ. Il distingua la silhouette d’une mère orgueilleuse mais tendre, celle d’un père plus tendre encore mais plus imprévoyant ; et ensuite une scène douce et calme entre la jeune fille et son premier amant se terminant ainsi : « Elle mit donc la main de M… dans celle de sa sœur en disant : « Vous m’avez aimée avec votre imagination, aimez-la avec votre cœur, » puis elle les quitta fiancés. »

Léonard soupira. Il comprit maintenant comment Mark Fairfield retrouvait dans les traits vulgaires de sa femme un reflet de l’âme et de la beauté de sa sœur.

Soudain l’auteur était à Londres, dans la maison de quelque riche protectrice ; cette ombre d’amie sans amitié qui dans le jargon du monde s’appelle une dame de compagnie ; elle assistait au gai mouvement du monde comme à travers les barreaux d’une prison. Pauvre oiseau captif, loin de son bois natal, il lui fallait chanter, cela seul la rattachait à la liberté et à la nature. La protectrice semble partager les craintes de la fugitive au sujet du jeune amant dont elle a repoussé les larmes et les prières ; mais c’est l’amant qu’elle craint de voir s’avilir, non pas celle qu’il poursuit ; ce qu’elle redoute, c’est une alliance peu convenable pour un héritier de grande naissance ; et cette sorte de crainte blesse l’orgueil de l’auteur.

Le récit est suspendu pendant plusieurs mois, comme si Nora fût devenue lasse et indifférente, pour recommencer soudain sur un ton nouveau et exprimer des craintes et des espérances jusque là-inconnues. Nora parle tout d’un coup à la première personne, c’est le je vivant qui maintenant apparaît dans ces pages. Comment cela ? La femme n’est plus une ombre et un secret ignoré d’elle-même ; le sentiment vif et intense de l’être individuel s’est emparé d’elle, et l’amour parle haut dans son cœur nouvellement éveillé.

Un personnage nouveau a surgi et tout d’abord le personnage n’est désigné que par il, comme s’il était l’unique représentant des myriades d’êtres qui s’agitent sur la terre. À peine a-t-il paru sur la scène que l’on entrevoit quelle agitation inquiète il produit sur l’imagination de Nora. Elle le revêt d’un charme qui probablement est tout en elle-même. Il apparaît comme le parfait contraste de l’adolescent qu’elle a fui. Il est représenté sérieux, mais plein de douceur ; sa voix commande le respect, son regard et sa lèvre expriment la force et la dignité contenues. Hélas ! celle qui écrit se trahit elle-même ; on comprend que le charme naît du contraste, non-seulement avec le caractère du premier amant, mais avec le sien propre. Et maintenant laissant Léonard réfléchir et chercher sa voie au milieu des réticences et des lacunes de ce récit, nous allons expliquer au lecteur ce que journal seul ne pourra révéler au jeune poète.