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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/23

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— Oui, sans doute. Je désirais lui inspirer le goût et l’habitude de la vérité, et elle était naturellement vraie comme le jour ; le goût de la nature, et il était inné chez elle. Quant à comprendre l’art comme interprète de la nature, la chose a été plus difficile, mais cela viendra j’espère. L’avez-vous entendue chanter et jouer du piano ?

— Non.

— Elle vous étonnera. Elle a moins de facilité pour le dessin. Cependant là encore tout ce que peut l’éducation a été fait. En un mot elle est accomplie. Le caractère, l’esprit, le cœur, tout en elle est excellent. (Harley s’arrêta et étouffa un soupir). Je dois certainement m’estimer très-heureux, reprit-il (et il se mit à monter sa montre).

— Bien entendu, elle vous aime, dit la comtesse ; comment en serait-il autrement ?

— Si elle m’aime ; ma bonne mère, c’est justement là ce qui me reste à lui demander.

— À lui demander ? L’amour se découvre d’un coup d’œil ; il est inutile de rien demander.

— Pour moi, je ne l’ai pas découvert, je vous l’assure. Avant que son enfance ne fût complètement écoulée, elle quitta naturellement ma maison. Je la confiai à une famille italienne qui résidait près de moi. Je la voyais souvent, je dirigeais ses études, je surveillais ses progrès.

— Et vous en devîntes amoureux ?

— Amoureux est un mot bien violent. Non ; je suivis une pente doucement inclinée depuis le premier pas, jusqu’à ce qu’enfin je me dis intérieurement : Harley L’Estrange, l’heure est venue ; le bouton s’est épanoui en fleur, il est temps de le cueillir ; et je me répondis doucement : qu’il en soit ainsi. J’appris alors que lady N… retournait en Angleterre avec ses filles ; je lui demandai de se charger de ma pupille et de la conduire sous votre toit. Je vous écrivis, j’obtins votre assentiment, vous m’assurâtes que j’aurais par la suite celui de mon père. Me voici, j’ai votre approbation. Je parlerai demain à Hélène. Peut-être après tout ne voudra-t-elle pas de moi ?

— Il est étrange, bien étrange que vous parliez de cela si froidement et si légèrement, vous qui êtes capable d’aimer si ardemment.

— Soyez satisfaite, ma mère, dit Harley d’un ton sérieux, je le suis. L’amour tel que je l’ai ressenti autrefois est à jamais éteint en moi, je ne le sens que trop, hélas ! Mais une société douce, une tendre amitié, la consolation et la joie d’un sourire de femme, plus tard la voix des enfants, cette musique qui en frappant à la fois le cœur des deux parents y réveille les sympathies les plus durables et les plus pures, voilà ce que j’espère aujourd’hui. Est-ce donc là un espoir à dédaigner, ma bonne mère ? »

La comtesse pleura de nouveau, et lorsqu’elle quitta la chambre ses larmes coulaient encore.