Page:Cérésole - En vue de l’Himalaya.djvu/102

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Un coup de sifflet de Schenker m’appelle. Jamais comme après l’ouragan de la nuit dernière qui a nettoyé l’atmosphère de toutes ses poussières, on n’a vu de façon plus nette et plus glorieuse toute la chaîne de l’Himalaya, étincelant, très loin, au soleil couchant. Cette vue merveilleuse valait le voyage sur les milliers de kilomètres de terres et d’océans, le long de l’Italie, de la Grèce, de l’Égypte et de l’Arabie, pour la force et la solidité du symbole, pour voir flotter très haut sur la plaine du Gange ce rêve magnifique qui a la solidité du granit, — qui est du granit. Ce soir, elles sont là, magnifiques, ces montagnes. On distingue dans les moindres détails les aspérités de la crête, et je suis frappé pour la première fois de la ressemblance saisissante qu’a l’Everest, vu d’ici, avec la plus noble des montagnes vues du Lac Léman : la Dent du Midi.

Ce grand sommet d’un blanc pur, légèrement rosé, qui apparaît tout à coup au milieu du champ d’azur un peu gris, apparition étrange, inattendue, de l’autre monde, de ce monde tout aussi réel, plus réel, plus solide, plus élevé. C’est assez bien, n’est-ce pas, que cette apparition domine — plutôt que nos hôtels suisses — les pauvres cabanes du paysan hindou, comme si dans cette simplicité, dans cette misère matérielle de ces pauvres gens, on se trouvait plus voisin de ce monde mystérieux, réalité des réalités, dont nous éloigne peut-être irrémédiablement notre philistinisme occidental de gens qui « peuvent tout », qui « savent tout », de réalistes qui ont décidé que rien n’existe au dessus de la cote de leur ville ou de leur village, — de gens dont la religion est enlisée dans l’idolâtrie nationale. L’Éternel et sa haute montagne préfèrent se montrer à ces pauvres gens qui ont des dieux en poterie dans leurs arbres sacrés ou dans leurs maisons de boue, mais qui n’ont pas ce faux-dieu agressif, exigeant, monstrueux de l’État divinisé.