Page:Cérésole - En vue de l’Himalaya.djvu/53

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paysan. Le compte s’arrête déjà là… c’est furieusement court. Silence, mais le compte n’y est pas tout à fait, pour deux annas, le paysan a encore droit à une fraction. Le caissier plonge le gobelet dans le sac, le secoue pour s’assurer que ce n’est ni trop ni trop peu, en reverse un peu dans le sac, — on entend chaque petit grain de nourriture se trémousser dans le métal — et d’un geste brusque qui tranche la fraction jette le fond du gobelet dans la toile tendue. Le paysan se lève et passe son pouce à Bannerji qui le prend, l’humecte d’abord d’un tampon d’encre et le presse dans le registre à côté du nom de Bubhnishwari. Cette paie-là a vraiment quelque chose d’auguste, impressionnant et navrant à la fois. Il faut travailler fidèlement et sans se lasser pour que — dans bien des années peut-être, mais un jour certain — tous ces Bubhnishwari et leurs enfants aient tout le riz qu’il leur faut et beaucoup d’autres bonnes choses à côté. La patience de ces braves gens dans leurs dures épreuves a quelque chose d’effarant. Je disais : une expression tragique mais sans amertume. C’est très frappant : des expressions ravagées par la lutte constante, multipliée, ramifiée contre les choses… mais sans qu’il y paraisse le moindre aiguillon de ressentiment contre des gens que le paysan porte bel et bien sur son dos comme s’ils n’existaient pas, lors même qu’ils l’écrasent. Cette résignation a quelque chose de surnaturel, « enuncanny ». Étrange de penser que la moitié des taxes que ces pauvres gens payent et qui font des millions, servent à entretenir l’armée « pour la défense des Indes », la défense contre qui, juste ciel ?

Deux jours après notre mise en train, à Joe et à moi, sur la route de Sonathi, j’ai été bien heureux d’envoyer un mot bref à Gandhi auquel je n’avais pas écrit depuis mon départ de Bombay le 11 juin. Il faut lire et relire les dernières