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bleu — blanc — rouge

se gaver comme des oies, sans soucis de ses voisins, pensent-elles. Jacques dit :

— Laissez-vous pas pâtir — chacun a assez de soi à pourvoir. — Silencieux, voraces, ils avalent les bouchées doubles — la graisse coulant chaque côté du menton. — Holà, les criatures tâchez de nous tenir tête. Mais on était parti trop vite — on souffle maintenant — les fourchettes et les couteaux ralentissent leurs mouvements. Jacques reprend ses histoires drôles. Tout en mangeant des tocques, de la tire, des œufs rôtis dans le sucre, il lutine les petites filles de la ville, qui finissent par rire avec les autres.

Maintenant, repus, ils restent attablés, devisant des semences, des affaires de la municipalité, et la satisfaction d’un bon dîner éclaire leur figure franches et braves, les mettant d’accord sur les questions épineuses.

— Mais ça commence à languir, — crie le grand Jacques — Sors ton violon, Lexandre et joue-nous des gigues et des reels

Les filles et les garçons se lèvent comme mues par un ressort et tandis que Lexandre gratte son instrument pour l’accorder, aux zings zings précurseurs ils partent en danse et le musicien doit les rattraper. Mais quelle secouade vertigineuse. Ce n’est plus la valse au tangage rythmé, la valse berceuse où l’amoureux ose à peine serrer sa compagne sur son cœur ; c’est une mer effrénée, agitée de remous, échevelée par un vent de folie, une bacchanale grandiose et sauvage. Ce Jacques est à peindre. Pour mieux battre les entrechats, il enlève son habit ; dans ses bras vigoureux il fait tournoyer les jeunes filles, qu’il laisse tout étourdies, haletantes et fripées. L’aile de pigeon, les quadrilles, les brandys, les reels, n’ont plus de secrets pour lui. Il scande ses pas d’un petit cri de la gorge ressemblant au son fluté du vent, et l’assemblée haletante bat des mains pour exciter son ardeur. La