Page:Cabanès - Grands névropathes, Tome III, 1935.djvu/240

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pieux des peintres ; il la prit sans doute pour quelque céleste apparition, et comme la crise lui laissait un moment de repos, il lui demanda de chanter ; on crut d’abord qu’il délirait, mais il répéta sa demande avec instance ; qui eût osé s’y opposer ? On roula le piano du salon jusqu’à la porte de sa chambre, et la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans la voix ; les pleurs ruisselaient le long de ses joues, et jamais, certes, ce beau talent et cette voix admirable n’avaient atteint une si pathétique expression. Chopin sembla moins souffrir pendant qu’il l’écoutait ; elle chanta le fameux cantique à la Vierge, qui avait sauvé la vie, dit-on, à Stradella. « Que c’est beau ! mon Dieu, que c’est beau ! dit-il ; encore… encore ! » Quoique accablée par l’émotion, la comtesse eut le noble courage de répondre à ce dernier vœu d’un ami et d’un compatriote ; elle se remit au piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout le monde fut saisi d’effroi ; par un mouvement spontané, tous se jetèrent à genoux, personne n’osa parler, et l’on n’entendit plus que la voix de la comtesse planer comme une céleste mélodie au-dessus des soupirs et des sanglots qui en formaient le sourd accompagnement.

C’était à la tombée de la nuit ; une demi-obscurité prêtait ses ombres mystérieuses à cette triste scène ; la sœur de Chopin, prosternée près de son lit, pleurait et priait, et ne quitta plus cette attitude tant que vécut ce frère si chéri.

Pendant la nuit, l’état du malade empira ; il fut mieux au matin du lundi, et comme si par avance il avait connu l’instant désigné et propice, il demanda aussitôt à recevoir les derniers sacrements. En l’absence de l’abbé ***, avec lequel il était très lié depuis leur commune expatriation, ce fut l’abbé Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingués de l’émigration polonaise, qu’il fit appeler. Il le vit à deux reprises ; lorsque le Saint Viatique lui fut administré, il le reçut avec une grande dévotion, en présence de ses amis. Peu après, il les fit approcher un à un de son lit, pour leur donner à chacun une dernière bénédiction, appelant la grâce de Dieu sur eux, leurs affections et leurs espérances ; tous les genoux se ployaient, les fronts s’inclinaient, les paupières étaient humides, les cœurs serrés et élevés.