Page:Cadou - Porte d’écume, 1942.djvu/4

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Il est dans la montagne depuis dix ans avec ses chèvres, la cloche du pays emprisonne ses poumons. Villages de Corrèze avec leurs marronniers, avec leurs eaux peureuses où la truite surveille l’ombre d’une noisette et le moulin fragile qui bourdonne là-bas.

Il n’a connu que la bonté des bêtes. Son cœur n’a pas chanté sous sa toge de pâtre.

« Edelweiss, dit-il, fée du glacier, clé-fleur du grand royaume, ouvre-moi la tunique des neiges que j’y réchauffe ma poitrine. Que je coule avec elles dans le lit des vallées. Que je sois une force aventureuse et non plus cette petite cendre. Les ciseaux sont morts cet hiver. »

Sa tête est écrasée sous la lampe. Il mâche avec lenteur le pain et le fromage comme si tous les sentiers descendaient dans sa gorge. C’est le goût du grand air. Puis dans ses doigts durcis il fait la cigarette : un ruban merveilleux flotte sous l’abat-jour.

Plus loin la nuit s’allume et les toits se referment, la lune a fait son nid sur la plus haute tour, un train file vers l’est.

Pourra-t-il se lever, déraciner la porte ? Il est trop faible encore. Rien ne peut le sauver.

Il rêve :

« On marche dans un tunnel pendant des jours. Noir ! Pas même le petit signe à la fin du convoi. Il faut faire vite : le sang n’est pas renouvelé, des monstres enfantins se partagent la peau. Beaucoup meurent en route.

La lumière vient d’un seul coup. Elle tombe des arbres et des épaules-reines. Et l’homme est à son tour tout un rayonnement. Vies larges océannes ! Soleil par les fenêtres ! Le corps est promené à travers les courants, les bras enrubannés soulèvent les visages.

Il fait bon vivre à la pointe des vagues dans les fanfares étincelantes du matin ».

Les fleurs s’éteignent.

Il rêve. La mer qui passe là est sillonnée d’éclairs.

L’horloge continue toute seule en silence. Il est descendu dans le chaud du sommeil, sa bouche garde encore les plis de son sourire.

Le lendemain tout est nouveau sur sa montagne, il ne reconnaît plus ses hardes et ses chants, l’air lui manque en forçant les passes du ciel bleu.

Où sont restés ses yeux ?

Regarde sur la table : ils sont là. Et son cœur est noyé dans le sable. Tu vois bien que la mer est montée jusque là.

Peu importe les pentes où saignent les herbages, peu importe la chèvre où danse le petit : il faut partir.

Alors il est parti.

La gare entre les peupliers, le dernier salut au village et le sac de cuir noir dans le porte-bagages, la tête à la portière sans con-