Page:Cahiers du Cercle Proudhon, cahier 5-6, 1912.djvu/84

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même étoffe, et l’ensemble est pédantesque et affadissant. Nous avons eu les avocats ; nous aurons les cuistres… Quand je rêve à toutes choses, il me semble assister à un travail de décomposition, et, par moments, je regrette de n’être pas Autrichien ou Russe. Là, au moins, dans ces pays où l’on marche, je me sentirais vivre… Alerte ! et ne vous laisser pas aborder. » Voilà pour les « normaliens » ; et les juifs ont leur tour : « Le Juif et l’Anglais sont les maîtres en France, écrit-il. Qui s’en émeut ? Personne. Si un homme avisé osait dire un mot contre les Juifs, on crierait que c’est un attardé du Moyen-Âge, un vius superstitieux. »

Alerte ! et ne vous laissez pas aborder… cri de marcheur et de soldat, cri de Proudhon. Compagnon populaire portant la canne et les couleurs, il combat à travers son siècle. Ses colères ne sont pas vaines, ni ses impatiences maniaques. Il défend, c’est son premier devoir, le génie secret qui l’anime. Il frappe les gêneurs et maintient autour de lui, par ses polémiques, un peu d’espace et d’air pur. Communistes, étatistes : vilains mots et plates gens, comme il les hait ! Spéculateurs, individualistes : mauvaises gens, comme il les méprise ! Ce n’est pas la spéculation, c’est le travail qu’il veut enseigner. Ce n’est paa l’État, c’est le groupe vivant, famille ou patrie, qu’il veut recommander aux hommes. Mais les bureaucrates sont les maîtres, et toute l’Europe se plie aux règlements des administrations. Dignité, fidélité, voilà les vertus qu’il aime, et il ne voit autour de lui que des orgueils et des rébellions. Qui l’écoutera ? Qui l’aidera à formuler ses dernières pensées ?

Proudhon, génie éminemment créateur, aurait eu besoin du vaste savoir et des méditations prolongées dont un Auguste Comte, par exemple, sut disposer. Or, les circonstances de sa vie l’en privèrent. Typographe, prote, comptable ou commis, il fit seul, hâtivement et mal, ses études supérieures ; il apprit comme il put l’économie politique, la métaphysique ; il crut posséder, dépasser des philosophies à peine entrevues : de là un fatras dialectique dont il faut d’abord débarrasser son oeuvre. Et par surcroît cet autodidacte était un impatient. Il ressentait les sévérités sociales dont Il souffrait ; il voulait au plus tôt les combattre, et, se jetant dans les bagarres, il détruisait le calme indispensable à la pensée : de là un fatras politique et polémique dont il faut, pour trouver le fond, se débarrasser encore.

Un homme a grand’peine à dire sa pensée quand il n’est pas soutenu par la collaboration de son temps. Tel était bien le cas de Proudhon. Il était seul, et au lieu d’accepter sa solitude, il se cherchait, il s’imaginait des alliances qui l’égaraient dans des impasses.

Il était peuple, certes ! Il croyait à l’éminente dignité du travailleur, à la plénitude des plus humbles vies ; il voulait un ordre social où l’homme probe, chef de famille, gagnait sa vie avec ses bras, n’eût à s’incliner devant nul que ce fut. — Et parce que cet idéal était en lui, il formait alliance avec ces partis démocrates, partis de foule et de plèbe, non de peuple ; partis où les rhéteurs sentimentaux l’emportent sur les hommes de la pratique et du droit ; partis qui travaillent à la destruction des familles par l’émancipation des femmes, à l’humiliation du travailleur par l’exaltation de l’intellectuel, à la diminution de l’individu par la soumission aux bureaucraties. Sans doute : Proudhon, allié pour l’action, entendu rester autonome pour la pensée. Mais il avait beau faire, le public ne fait pas ces distinctions. H. Proudhon marchait avec les démocrates contre la bourgeoisie, contre la bourgeoisie, contre l’église, il était donc un démocrate ; et si d’aventure il réussissait à faire