Page:Cahiers du Cercle Proudhon, cahier 5-6, 1912.djvu/86

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ses pensées ; donc qu’il faut considérer surtout la direction de l’œuvre et son dernier état.

M. Berthod dit le contraire. S’il étudie la propriété dans Proudhon, il retient la première théorie, écrite en 1839, à trente ans, et qui est sensiblement socialiste. Mais il repousse la dernière théorie de la propriété, écrite en 1860, à cinquante ans, et qui affirme la nécessité, pour la sauvegarde du droit, des propriétés individuelles et familiales absolues en face de l’État absolu. Il préfère la première. « On peut regretter, écrit-il naïvement, que Proudhon ne s’y soit pas tenu. » Si M. Berthod veut nous donner une utilisation de certaines pensées de Proudhon, c’est parfait. S’il veut restituer la pensée même de Proudhon, c’est nul.

Quelle est donc la direction de l’œuvre ? Écoutons M. Édouard Berth : « il est éclatant, écrit-il dans une récente étude, que plus la pensée proudhonienne s’approfondit elle-même et plus elle s’attache à mettre en relief le côté mystérieux et sublime des institutions humaines et le rôle du divin dans le monde. » Voilà la vraie méthode et, croyons-nous la vraie définition. Oui. Proudhon a d’abord été touché par l'optimisme et le rationalisme de son siècle ; il en a partagé les espérances et, par là, s’est laissé mener fort près du socialisme et du démocratisme. Mais il a rectifié ses vues, courageusement et à grand’peine ; il a reconnu le caractère permanent, inéluctable des antagonistes qui traversent la vie des sociétés comme celle des individus. Et mieux que nul autre il a compris, fondé en droit, la guerre, la famille, la propriété.

La guerre : elle constate la force du corps et de l’âme, la promptitude du sacrifice. C'est elle qui décide, et, lointaine ou proche, latente ou déclarée, juge en dernier ressort. La famille : « Institution mystique, la plus étonnante de toutes… » La seule qui soit certaine, la seule que nous saisissions dans sa perfection : elle fixe les rangs, distribue les fonctions, elle donne l’ exemple des mœurs. La propriété : base matérielle des familles, elle les appuie contre les hasards, et figure leur éternité. — Telles sont les vérités fondamentales de Proudhon, tel est Proudhon. Nous avons fouillé, le voici : un homme des temps antiques.

Mais prenons garde : par là-même que nous le définissons ainsi, nous fixons l’étendue de ses pensées. Elles sont certaines. Proudhon avait l’âme grande mais limitée, et ce n’était pas la moindre de forces. Il concevait une Société de chefs de familles, chefs de domaines ou d’atelier et, à la rigueur, au-dessus d’eux, un chef suprême, dictateur ou roi, pour les mener aux guerres. C'est tout. Il n’entendait rien aux architectures sociales, il lui plaisait de n’y rien entendre, il tes niait brutalement.

Les chercheurs que groupent les Cahiers du Cercle Proudhon se tromperaient donc s’ils pensaient tirer des œuvres de leur maître un système complet de restauration nationale, une théorie de l’État, de la monarchie héréditaire, de l’aristocratie et du peuple. Proudhon ne donnera jamais ces choses-là. Mais si tout leur dessein (et je l’entends ainsi) est de considérer d’abord, pour étudier les problèmes de l’heure, un type achevé du paysan, de l’artisan français, un héros de notre peuple, ils ne pouvaient mieux choisir : qu’ils lisent, qu’ils connaissent Proudhon.

L’homme moderne vaut si peu, disait Nietzsche, qu’il est indigne même de servir à la construction d’une société. Qu’il est peu moderne l’homme selon Proudhon, homo proudhonianus ! C’est l’homme de la vieille France ; il a la bonhomie, la verve, la gravité aisée ; il n’est pas rebelle, mais fier ; pas