Page:Cahiers du Cercle Proudhon, cahier 5-6, 1912.djvu/88

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obtenue la théorie de l'homme abstrait qui a joué un si grand rôle dans l'histoire moderne des idées politiques et morales. Les théories économiques qui furent formulées au début du XIXe siècle, en Angleterre et en France, sont fondées sur une diremption aussi extraordinaire que la précédente, car elles suppriment l’immense majorité des qualités que l’homme a acquise au cours du temps, pour ne plus voir en lui qu’un producteur-échangiste, entrant en concurrence avec une infinité d’êtres similaires.

Les réalités sociales ne se présentent point à nous sous des formes qui permettent de leur appliquer les procédés de notre époque. Dès que les juristes eurent commencé à ouvrir des écoles, ils durent pratiquer la méthode de la diremption, afin de pouvoir, dans leur enseignement, faire circuler sans entraves leur dialectique sur des systèmes artificiels, substitués aux données historiques. Proudhon, dont l’esprit fut toujours si dominé par des préoccupations juridiques, a montré beaucoup d’adresse, dans on livre des Contradictions, pour dégager certaines catégoriques économiques des liens qui les rattachaient à l’ensemble, leur donner une constitution capable de satisfaire les exigences d’un théoricien et leur permettre ainsi de s’étendre sans limites. Il ne faudrait pas cependant prendre à la lettre la phrase dans laquelle Daniel Halévy dit que Proudhon niait brutalement les architectures sociales ; sans doute, il a parlé toujours avec un profond mépris des utopies qui enchantaient ses contemporains ; mais il fut tourmenté, toute sa vie, par la question de savoir comment on pourrait, en vue de créer un ensemble réel, souder des constructions qui, formées d’éléments arrachés à la masse empirique, avaient été poussées par sa philosophie vers la plus complète indépendance. À l’origine, il crut que la solution de ce problème se trouvait dans les doctrines apportées en France par les hégéliens ; plus tard, il esquissa une théorie de l’équilibre des forces économiques ; nous devons examiner ses essais avec beaucoup d’indulgence, car c’est à peine si nous commençons à reconnaître les difficultés que présente l’application de la philosophie aux choses changeables de l'histoire.

Proudhon a été bien des fois victime des illusions du socialisme. Les écrivains socialistes ont introduit la logique dans les discussions économiques avec l’intention de montrer ce qu’il faudrait faire disparaître pour obtenir enfin un monde vraiment humain, favorable à la vie des classes longtemps déshéritées et conforme à l’esprit scientifique de l’ère des lumières. Marx ne paraît pas avoir jamais compris que sa théorie du prolétariat était destinée à nous donner une idée claire de certaines luttes industrielles qui ont pris une importance capitale de nos jours ; il était persuadé que l’avenir était condamné, par une loi mystérieuse de la fatalité, à détruire tout ce qui ne rentrait pas dans sa doctrine ; en conséquence il a cru (au moins durant la plus grande partie de sa vie) que la patrie et la famille s’évanouiraient avec les préjugés bourgeois. Proudhon a espéré fournir à ses contemporains le modèle d’un régime juridique satisfaisant en combinant, d'après un certain principe d’ordre, les catégories économiques rationalisées par la critique ; les illusions, qui ont parfois troublé son jugement, n’eussent point existé s’il avait toujours nié brutalement les architectures sociales ; le philosophe, qui étudie le monde pour arriver à comprendre parfaitement, grâce à la méthode de la diremption, les mouvements de l’histoire contemporaine, ne doit point se croire qualifié pour donner des ordres à l’avenir.

On sait avec quelle énergie Proudhon a combattu les écrivains qui faisaient