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DE MAL EN PIS.

pect ont démérité, que vous sortiez ainsi de la maison sans m’accorder un souvenir. Qu’avez-vous donc, seigneur ? Vous paraissez triste.

le gouverneur.

Ne vous étonnez pas de me voir cette tristesse, quelque étrange qu’elle soit. Je suis père et je crains… — Le voyageur égaré qui rencontre, par une nuit obscure, un piéton dépouillé par les brigands, ne doit-il pas concevoir des craintes ? Peut-il ne pas frémit aussi le marinier qui aborde le golfe où un navire s’est brisé contre un rucher perfide ? Et le chasseur impétueux qui a trouvé sur son chemin, au point du jour, un homme déchiré par la dent d’une bête féroce, peut-il ne pas trembler également ? Eh bien ! moi, par le moyen de cette lettre, — voyageur j’ai découvert le passage périlleux, marinier j’ai aperçu l’écueil, et chasseur j’ai vu la bête féroce qui s’apprête à s’élancer sur moi. Car enfin l’honneur, pour celui qui songe à l’honneur avant tout, est une partie de chasse, un voyage, un navire, et il faut prendre garde à l’écueil, au péril et à la mort.

Il sort.
lisarda.

Je suis interdite et inquiète… Peut-être, Celia, que mon père aura appris quelque chose, et qu’en me tenant ce langage il aura voulu m’avertir qu’il n’ignore pas les dangers que court son honneur.

celia.

Je ne sais, mais il me semble avoir entrevu, sous ses paroles, un sermon qui allait droit a vous. Je ne doute pas, pour ma part, qu’il n’ait quelque soupçon, et, s’il faut dire la vérité, je ne trouve pas qu’il ait eu tort de vous adresser ce sermon, puisque, au mépris de votre renommée, vous êtes une véritable hérétique, qui voulez introduire une nouvelle secte en amour. Si vous aimiez à la mode de vos aïeux, ou, pour mieux parier, de vos aïeules, vous n’éprouveriez pas tous ces tourmens que vous éprouvez depuis que vous avez été choisir pour galant un cavalier inconnu qui vit caché mystérieusement.

lisarda.

Tu aurais eu raison, Celia, de me gronder sur mon fol amour, si je ne t’avais confié ma première faute ; mais à présent, c’est mal à toi ; tu en conviendrais toi-même si tu savais tout… Écoute. — La réputation ou la gloire acquise par mon père mérita que sa majesté lui donnât le gouvernement de cette ville. Il vint s’y établir. Moi, naturellement, je vins demeurer avec lui à Gaëte. Ici je ne tardai pas à être bien vue de tout le monde, et si bien vue, qu’à la fin, Celia, j’en souffris ; car je ne m’appartenais plus d’aucune façon, je ne pouvais : plus, d’aucune façon, disposer de moi. Quand j’allais quelque part, j’entendais à droite et à gauche murmurer à mon