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JOURNÉE I, SCÈNE I.

lisarda.

Si vous voulez me parler en secret, nous allons rester seules.

flerida.

Quant à moi, madame, si vous l’avez pour bien, il m’importe peu que l’on sache dès à présent une chose que l’on saurait bientôt.

lisarda.

Puisqu’il en est ainsi, parlez.

flerida.

Je serai aussi brève que possible.

lisarda.

Je vous écoute avec le plus vif intérêt.

flerida.

Très-belle madame, en qui un esprit si distingué rehausse tant d’attraits, je suis… mais il est inutile que je vous vante ma naissance, la noblesse de ma famille et l’illustration de mon père ; car à quoi bon vanter ces avantages, qui sont comme s’ils n’étaient pas, dans une situation aussi misérable que la mienne ? Souffrez donc que je vous dise seulement que je suis une femme, et une femme infortunée ; ce titre me suffira pour trouver auprès de vous la pitié qu’un cœur tel que le votre n’a jamais refusée au malheur… Oh ! que n’ai-je emporté avec moi quelque gage qui pût vous apprendre ce que je suis ! Que ces larmes qui coulent de mes yeux me soient des témoins qui vous attestent la vérité de mes paroles !… — Je suis née de païens illustres ; je tairai leur nom par égard pour eux ; c’est assez que mes fautes les aient déshonorés là-bas sans que je détruise ici leur renommée. — J’étais jeune et courtisée ; parmi beaucoup d’autres, un cavalier qui était mon égal par la naissance, et qui ne devait pas être plus heureux, jeta les yeux sur moi ; notre étoile le voulut ainsi. Quand il m’eut rencontrée deux ou trois fois, il se mit à rôder dans ma rue du soir au matin. Le jour il était là comme un héliotrope constamment tourné vers mes fenêtres ; la nuit, quand le soleil avait disparu au milieu des ténèbres, il était là encore comme un argus veillant sur son trésor. Son assiduité me plut, je fus touchée de ses soins, et ma liberté lui fut soumise. Vous m’excuserez, je n’en doute pas, car vous êtes femme, et vous savez combien notre vanité est flattée par une secrète adoration. Bientôt à la faveur de la nuit, je le reçus dans notre jardin : c’est là que nous passâmes bien des momens fortunés à causer tête à tête au milieu des jasmins et des myrtes. Plus nos entrevues étaient difficiles, plus nous en goûtions tous deux le charme. Mais, hélas ! ce furent ces mêmes rendez-vous qui nous perdirent. Tandis que nous naviguions joyeusement sur l’océan de l’amour, rassurés par un calme décevant, peu à peu s’avançait la tempête… Un vaillant cavalier, sans que je lui en eusse donné lieu, s’occupa de moi ; il ne faisait continuellement qu’aller et venir dans ma rue ; mais ne trouvant en moi qu’indifférence et dédain, il vit que ma sagesse ne m’éloignait pas