Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/360

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pays te voient cette épée ; car, par ce moyen, tu trouveras auprès de l’un d’eux secours et protection. » Mais, dans l’idée que ce seigneur était peut-être mort, on n’a point voulu me le nommer.

clotaldo, à part.

Que le ciel me protège ! qu’ai-je entendu ? Il m’est impossible de dire si une pareille aventure est la vérité ou une fiction. C’est bien là l’épée que je laissai à la belle Violante en promettant que celui qui me la rapporterait me trouverait avec le dévouement d’un fils et la tendresse d’un père… Que dois-je donc faire dans une situation si difficile, alors que celui qui m’apporte cette épée qui doit être si puissante sur moi, arrive frappé d’une sentence de mort ?… Quelle position cruelle ! quelle affreuse destinée ! Ô inconstance de la fortune !… C’est mon fils ! c’est bien lui ! ce gage me le garantit et mon cœur me l’assure ; mon cœur qui tressaille de joie dans ma poitrine, comme pour s’élancer vers lui ; mon cœur qui, semblable au prisonnier, lequel, entendant du bruit au dehors et ne pouvant s’échapper, se précipite à la fenêtre, afin de voir ce qui se passe, dans l’impuissance où il est de sortir de mon sein, monte vers mes yeux, qui sont en quelque sorte la fenêtre de mon âme, et s’en échappe en des larmes pleines de douceur… Que faire, grand Dieu ? que faire ?… Le conduire au roi ? hélas ! c’est le conduire à la mort. Le soustraire aux yeux du roi ? je ne le puis comme loyal vassal… D’un côté l’amour paternel m’implore, d’un autre côté la loyauté me commande… Mais pourquoi hésiter ? la fidélité que je dois au roi ne doit-elle point passer avant ma tendresse pour mon fils ? Que ma loyauté ne subisse donc aucune atteinte, et qu’il advienne de mon fils ce que le sort voudra… D’ailleurs n’a-t-il point dit tout à l’heure qu’il venait se venger d’un outrage ? Or l’homme outragé n’est-il pas un infâme ? or un infâme peut-il être mon fils, peut-il être formé de mon sang ?… Mais, d’autre part, s’il lui est arrivé quelqu’un de ces malheurs auxquels nous sommes tous exposés, — car l’honneur est chose si délicate qu’un souffle le ternit et qu’une parole l’enlève, — que pouvait faire de plus l’homme le plus généreux, que de venir, à travers tant de périls, chercher réparation et vengeance ? Oui, c’est mon fils, c’est mon sang ; je le reconnais à son courage, à sa valeur… C’est pourquoi, dans l’incertitude où je suis, le seul parti que j’aie à prendre, c’est d’aller au roi et de lui dire : « Voilà mon fils, tuez-le. » Qui sait ? peut-être le roi se laissera-t-il toucher en ma faveur, et alors, mon fils vivant, je l’aiderai à se venger ; et si le roi, constant dans ses rigueurs, le condamne à mourir, il mourra du moins sans savoir que je suis son père. (À Rosaura et à Clairon.) Suivez-moi, étrangers, et soyez persuadés qu’il est des hommes aussi malheureux que vous ; car, en songeant à notre situation respective, je ne sais lequel vaut mieux de vivre ou de mourir.

Ils sortent.