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JOURNÉE II, SCÈNE III.

afin que vous vous en retourniez… (À part.) Épouvantée de moi-même, je puis à peine me soutenir, et mon cœur se serre comme s’il se sentait pressé par un poignard.

don louis.

Vous savez, belle Léonor, si tant est que vous n’ayez pas oublié les joies passées, depuis quel temps je vous aime. La première fois que je vous vis, que j’eus le bonheur de vous voir, ce fut dans la campagne qui est aux environs de Tolède, votre patrie et la mienne. Vous étiez là avec plusieurs de vos compagnes, occupée à cueillir des fleurs qui, certes, n’étaient pas aussi fraîches et aussi brillantes que vous. Vous savez aussi que…

léonor.

Laissez-moi parler, je serai plus brève. Je sais que, durant plusieurs semaines de suite, vous n’avez cessé de parcourir ma rue, de passer et repasser sous mon balcon, et que, sans vous décourager de mon dédain, vous m’avez témoigné un amour ferme et constant jusqu’au moment où je vous distinguai. Alors, à la faveur des ombres de la nuit, au moyen de ces billets que nous échangions l’un avec l’autre par la fenêtre, suivant l’usage des amans[1], nous formions des projets de nous marier ensemble, quand on vous donna une compagnie et que vous fûtes forcé d’aller servir le roi. Vous partîtes pour la Flandre…

don louis.

Ceci, c’est à moi de le dire. J’allai en Flandre ; là, nous donnâmes un assaut auquel périt bravement un cavalier aragonnais appelé don Juan de Benavidès. La ressemblance de mon nom avec le sien fut cause que le bruit de ma mort se répandit en Espagne. La nouvelle en arriva à Tolède…

léonor.

Elle fut affreuse pour moi, et je pleurai amèrement. Mais je dois me taire ici, quoiqu’il me fût aisé d’invoquer pour mon excuse ma tristesse, mon chagrin, ma douleur. Ah ! que de larmes j’ai versées sur votre sort, sur le sort de notre amour !… Que vous dirai-je ? à la fin, les instances de mes proches ont obtenu que je me sois mariée par procuration.

don louis.

Je l’ai appris en chemin. Je me flattais de pouvoir rompre encore ce mariage ; et je courus à votre poursuite, jusqu’au moment où je vous rejoignis et vous parlai sous les habits d’un marchand.

  1. « …Que no consiguen
    Una texa y un papel ?

    Mot à mot : « À quoi ne réussissent pas une tuile et une lettre ? » Allusion aux moyens que les amans espagnols employaient pour correspondre. Le galant, venu la nuit sous les fenêtres de sa dame, lui lançait un billet doux attaché à un morceau de tuile, et recevait la réponse par le même courrier.