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À OUTRAGE SECRET VENGEANCE SECRÈTE

gage ?… Ô mon âme ! n’étiez-vous pas assez abreuvée de douleurs et d’affronts ?… — Eh quoi ! mon offense est tellement publique qu’elle est parvenue déjà à l’oreille du roi !… Il n’y a rien là d’étonnant ; il était dans l’ordre qu’elle m’arrivât en dernier !… — Fut-il jamais un homme plus malheureux ?… Si vous aviez quelque crime à punir en moi, ô ciel ! n’eût-ce pas été une punilton plus douce de détacher un foudre qui m’eût réduit en poussière, que de m’envoyer cet avertissement, ces paroles du roi, me disant d’un ton grave et sévère — que je ferais faute en ma maison ?… J’aurais mieux aimé encore que ces monumens qui m’entourent fussent tombés sur moi et m’eussent enseveli vivant sous leurs débris ; ils auraient moins pesé sur mon sein que cette injure, sous le poids de laquelle je succombe anéanti. — Hélas ! honneur, vous me devez beaucoup ; réglons ensemble nos comptes… Que me reprochez-vous ? En quoi, dites, vous ai-je offensé ?… À la renommée héréditaire que mes ancêtres m’ont transmise n’ai-je pas ajouté la réputation que j’ai acquise au milieu des périls dans vingt batailles rigoureuses ?… n’ai-je pas été toute ma vie courtois envers le faible, libéral avec le pauvre, et le protecteur du soldat, et l’ami de l’honnête homme ? Et dans mon mariage même, hélas ! en quoi ai-je manqué ? N’ai-je point fait choix d’une femme de noble race et de qui l’on vantait le mérite ?… Et depuis, n’ai-je pas aimé mon épouse ? ne lui ai-je pas témoigné assez d’estime ? n’ai-je pas eu assez d’égards, assez de soins pour elle ?… Si donc je n’ai manqué en rien, si je n’ai d’aucune façon été coupable envers vous, ni par méchanceté, ni par ignorance, si je n’ai commis ni crime ni délit, pourquoi alors m’abandonnez-vous ? — Pourquoi ? — Ô lois insensées du monde !… Quoi ! un homme qui a fait pour être honoré tout ce qui était en son pouvoir, ne sait pas même s’il est outragé !… Quoi ! un homme sera blâmé pour la conduite d’autrui si elle est mauvaise, et non applaudi si elle est bonne ! car jamais on n’a estimé personne pour les vertus d’un autre !… Quoi ! un homme sera déprécié, moqué, raillé pour les vices de celle qui, crédule ou facile, a rendu son orgueil aux premières flatteries de son caprice déréglé !… Comment a-t-on mis l’honneur dans un vase si fragile ?… — Mais tranchons ces discours… ce serait à ne pas finir que de vouloir accuser les folles coutumes des hommes. Je ne peux rien contre elles et leur suis soumis dès ma naissance… Ce n’est pas pour les réformer, les changer que je vis, c’est pour leur obéir. — J’irai avec le roi, et revenant bientôt sur mes pas, j’aurai l’occasion que je désire… Ce sera la plus éclatante vengeance que le monde ait jamais vue… Le roi apprendra, don Juan apprendra aussi, et les siècles futurs apprendront ce que c’est qu’un Portugais outragé[1] !

On entend un cliquetis d’épées dans le lointain.
  1. Ce morceau est imité d’un autre monologue du Jaloux prudent (el Zeloso prudente),