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LE SCHISME D’ANGLETERRE.

denis.

Dites-moi, est-ce aujourd’hui que nous partons ?

charles.

Je n’ai pas à me plaindre à ce point du destin. Le roi ne m’a point reçu, on ne m’a point remis mes dépêches, et je ne retourne pas en France.

denis.

En vérité, je ne vous comprends pas, et je ne puis m’expliquer votre conduite. — Vous avez désiré cette ambassade, et jamais je n’ai pu savoir pourquoi vous étiez si joyeux de venir en Angleterre. Voilà longtemps que nous y sommes, et vous paraissez y demeurer toujours avec le même bonheur… Et lorsqu’on vous parle de retourner en France, la pensée de quitter ce pays vous attriste. Qu’est-ce à dire ? pourquoi me cacher vos sentiments, puisque je dois les savoir un jour ou l’autre ?

charles.

Oui, en effet, il faut que je te confie mon secret, et d’ailleurs ce sera pour moi un plaisir. — Écoute donc.

denis.

Parlez.

charles.

Thomas de Boleyn, homme plein de prudence et d’honneur, était venu en France comme ambassadeur du roi d’Angleterre. Il amenait avec lui, — dirai-je pour mon bonheur, ou pour mon malheur ? — sa fille Anne de Boleyn, modèle achevé de la beauté anglaise, sirène enchanteresse dont les yeux et la voix séduisent les mortels[1]. Je la vis un jour à Paris. Plût à Dieu, non pas certes que je fusse devenu subitement aveugle, mais plutôt que j’eusse possédé tous les yeux dont est paré l’oiseau de Junon ! car on ne devrait contempler la splendeur de ce soleil qu’à travers mille et mille étoiles… Elle entra dans la salle du festin éblouissante de beauté… Elle était, il m’en souvient, vêtue d’une étoffe d’argent et de soie bleue… c’est la couleur du ciel… À sa vue je me sentis soudain et transir et brûler, et mon cœur, jusque-là rebelle à l’amour, lui fut soumis. — Elle dansa ; je dansai avec elle ; et, je te l’avoue, je sentis naître en moi une certaine confiance, en m’apercevant, à la légèreté de ses pas, qu’elle n’était qu’une femme. Bien mieux, s’il faut te le dire, elle laissa dans ma main un mouchoir, gage d’espérance, mais aussi dépouille prophétique qui m’annonçait des regrets et des larmes. — Je supportai d’aimables rigueurs ; je lui exprimai de vive voix, je lui écrivis de folles protestations de tendresse ; je redoutai, j’éprouvai une cruelle jalousie ; je combattis, je surmontai de vains scrupules ; on me promit, on m’accorda de douces faveurs ; et à la fin la nuit silencieuse et le jour indiscret furent témoins de mon triomphe et de mon bonheur. — Oui, souvent le soleil naissant m’a

  1. Anne de Boleyn fut élevée en France, à la cour de la reine femme de Louis XII.