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JOURNÉE I, SCÈNE IV.

imaginés. Celui qui les apporte est un orfèvre étranger qui prétend en trouver l’emploi auprès des grands princes que Naples renferme en ce moment. » J’eus la curiosité de voir ces bijoux, et j’ordonnai que l’on introduisit l’orfèvre en ma présence. Plût à Dieu qu’on ne me l’eût pas amené ! Il n’aurait pas pénétré jusqu’à mon âme, qui depuis lors souffre un mal inexplicable, une étrange douleur… Tu t’étonnes sans doute qu’un simple artisan ait pu agir ainsi sur mon âme ; eh bien ! cesse de t’étonner, Séraphine, car sous ces humbles apparences a pu se déguiser un prince, — le prince Frédéric… d’autant que cet art est si noble qu’il peut bien avoir parmi ses représentans des princes et des rois… Je continue. — Après m’avoir montré plusieurs bijoux curieux, il m’en fit voir un qui passait tout ce que l’imagination peut se figurer de riche, de brillant. Dans ce bijou l’on avait artistement renfermé un portrait… et devines-tu lequel ? devines-tu qui je voyais sous mes yeux ?… c’était moi, c’était moi-même. Et ce portrait était d’une telle ressemblance, que dès le premier moment mon âme ne sut plus dans quel corps la nature l’avait placée ; qu’incertaine elle hésita, et qu’elle finit, je pense, par passer dans ce portrait ; de sorte que j’ai perdu mon âme, l’orfèvre l’ayant emportée avec lui… Je lui demandai à quel effet il avait mis mon portrait dans un bijou si merveilleux. — À quoi un peu troublé, et comme en évitant mes regards : « Madame, me dit-il, c’est sur l’ordre du prince Frédéric que je l’ai disposé ainsi, afin qu’il pût le porter sur sa poitrine. La renommée lui avait vanté la perfection de votre beauté ; il s’était vivement épris seulement sur ce qu’il avait entendu dire, et alors il avait commandé ce portrait. Mais quand je le lui ai porté, quand ses yeux l’ont vu : « Hélas ! s’est-il écrié en soupirant, ange divin de qui m’a pour jamais séparé un destin cruel, et qui peut-être as hérité de la haine de ton père, ange divin, je ne serai pas assez hardi pour aimer ainsi ton ombre, je ne veux pas te profaner de ma secrète adoration ; et c’est pourquoi ton portrait ne doit pas demeurer sur mon cœur. Mais je ne veux pas non plus que cette image honorée tombe au pouvoir d’un autre mortel ; ses mains seules sont dignes de la posséder. » Et s’adressant à moi : « Oserais-tu, me dit-il, lui porter cette image, afin qu’elle aille vers elle comme un ruisseau se rend à la mer, comme un rayon de flamme remonte au soleil ? » Alors, madame, je lui promis de tout hasarder pour vous remettre ce portrait, dussé-je y périr, et le voici !… » — Il dit, me donna le portrait, et sans attendre ma réponse, il s’échappa. — Je demeurai quelque temps incertaine. À la fin cependant j’ouvris le bijou, et sais-tu ce que je trouvai ? un autre portrait, le portrait du prince Frédéric ; et ayant reconnu clairement que lui-même était l’orfèvre, je restai confondue d’une si étrange aventure. Je ne te dirai point toutes mes folles pensées, — mes espérances évanouies, mon bonheur disparu comme un rêve. J’aimai : ces fleurs le disent à ma place, ces fleurs qui sou-